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CHAPITRE LXXIV.

encore de Jeanne II achevèrent la ruine. Cette reine, la dernière de la race que le frère de saint Louis avait transplantée en Italie, fut sans aucun crédit, ainsi que son royaume, tout le temps qu’elle régna. Elle était sœur de ce Lancelot qui avait fait trembler Rome dans le temps de l’anarchie qui précéda le concile de Constance ; mais Jeanne II fut bien loin d’être redoutable. Des intrigues d’amour et de cour firent la honte et le malheur de ses États. Jacques de Bourbon, son second mari, essuya ses infidélités, et quand il voulut s’en plaindre on le mit en prison ; il fut trop heureux de s’échapper, et d’aller cacher sa douleur, et ce qu’on appelait sa honte, dans un couvent de cordeliers à Besançon.

Cette Jeanne II, ou Jeannette, fut, sans le prévoir, la cause de deux grands événements : le premier fut l’élévation des Sforces au duché de Milan ; le second, la guerre portée par Charles VIII et par Louis XII en Italie. L’élévation des Sforces est un de ces jeux de la fortune qui font voir que la terre n’appartient qu’à ceux qui peuvent s’en emparer. Un paysan nommé Jacomuzio, qui se fit soldat, et qui changea son nom en celui de Sforza, devint le favori de la reine, connétable de Naples, gonfalonier de l’Église, et acquit assez de richesses pour laisser à un de ses bâtards de quoi conquérir le duché de Milan.

Le second événement, si funeste à l’Italie et à la France, fut causé par des adoptions. On a déjà vu Jeanne Ire adopter Louis Ier, de la seconde branche d’Anjou, frère du roi de France Charles V : ces adoptions étaient un reste des anciennes lois romaines ; elles donnaient le droit de succéder, et le prince adopté tenait lieu de fils ; mais le consentement des barons y était nécessaire. Jeanne II adopta d’abord Alfonse V d’Aragon, surnommé par les Espagnols le Sage et le Magnanime : ce sage et magnanime prince ne fut pas plus tôt reconnu l’héritier de Jeanne qu’il la dépouilla de toute autorité, la mit en prison, et voulut lui ôter la vie. François Sforce, le fils de cet illustre villageois Jacomuzio, signala ses premières armes, et mérita la grandeur où il monta depuis, en délivrant la bienfaitrice de son père. La reine alors adopta un Louis d’Anjou, petit-fils de celui qui avait été si vainement adopté par Jeanne Ire. Ce prince étant mort (1435), elle institua pour son héritier René d’Anjou, frère du décédé : cette double adoption fut longtemps un double flambeau de discorde entre la France et l’Espagne. Ce René d’Anjou, appelé pour régner dans Naples par une mère adoptive, et en Lorraine par sa femme, fut également malheureux en Lorraine et à Naples. On l’intitule roi de Naples, de Sicile, de Jérusalem, d’Aragon, de Valence, de Majorque,