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DE LA NOBLESSE.

Cette multiplicité ridicule de nobles sans fonction et sans vraie noblesse, cette distinction avilissante entre l’anobli inutile qui ne paye rien à l’État, et le roturier utile qui paye la taille, ces charges qu’on acquiert à prix d’argent, et qui donnent le vain nom d’écuyer, tout cela ne se trouve point ailleurs : c’est un effort de démence ! dans un gouvernement d’avilir la plus grande partie de la nation. Quiconque en Angleterre a quarante francs de revenu en terre est homo ingenuus, franc citoyen, libre Anglais, nommant des députés au parlement : tout ce qui n’est pas simple artisan est reconnu pour gentilhomme, gentleman ; et il n’y a de nobles, dans la rigueur de la loi, que ceux qui dans la chambre haute représentent les anciens barons, les anciens pairs de l’État[1].

Dans beaucoup de pays libres, les droits du sang ne donnent aucun avantage : on ne connaît que ceux de citoyen, et même à Bâle, aucun gentilhomme ne peut parvenir aux charges de la république, à moins qu’il ne renonce à ses prérogatives de gentilhomme. Cependant, dans tous les États libres, les magistrats ont pris le titre de nobilis, noble. C’est sans doute une très-belle noblesse que d’avoir été de père en fils à la tête d’une république ; mais tel est l’usage, tel est le préjugé, que cinq cents ans d’une si pure illustration n’empêcheraient pas d’être mis en France à la taille, et ne pourraient faire recevoir un homme dans le moindre chapitre d’Allemagne.

Ces usages sont le tableau de la vanité et de l’inconstance ; et c’est la moins funeste partie de l’histoire du genre humain.

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  1. Vilain peut aussi être synonyme de villageois. Le mot ville a été en usage pour signifier habitation des champs, village : témoin cette foule de noms propres de villages qui se terminent en ville. Ils sont communs surtout dans les provinces du nord de la France. Gentleman, en anglais, est l’équivalent de ce qu’en France nous appelons homme vivant noblement. Ceux qu’on désigne par ce titre, qui signifie vivre du revenu de ses terres, jouissent de quelques-uns des priviléges de la noblesse, et surtout de ceux qui regardent la personne plutôt que les biens. On n’a pas cru devoir confondre avec le peuple des hommes que leur éducation en séparait. Mais cette humanité pour quelques citoyens est une injustice envers le peuple : ce qui prouve que le gouvernement ne doit jamais exiger de personne un service forcé, dont aucun citoyen, quelque grand qu’il soit, puisse être humilié. (K.)