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CHAPITRE XCVI.

Il y a toujours eu aussi quelques grandes villes gouvernées par leurs magistrats, comme Rome, Milan, Lyon, Reims, etc. Les limites des libertés de ces villes, celles du pouvoir des seigneurs particuliers, ont toujours changé : la force et la fortune ont toujours décidé de tout. Si les grands officiers devinrent des usurpateurs, le père de Charlemagne l’avait été. Ce Pépin, petit-fils d’un Arnoud, précepteur de Dagobert et évêque de Metz, avait dépouillé la race de Clovis. Hugues Capet détrôna la postérité de Pépin, et les descendants de Hugues ne purent réunir tous les membres épars de cette ancienne monarchie française, laquelle avant Clovis n’avait été jamais une monarchie.

Louis XI avait porté un coup mortel en France à la puissance féodale[1] : Ferdinand et Isabelle la combattaient dans la Castille et dans l’Aragon ; elle avait cédé en Angleterre au gouvernement mixte ; elle subsistait en Pologne sous une autre forme ; mais c’était en Allemagne qu’elle avait conservé et augmenté toute sa vigueur. Le comte de Boulainvilliers appelle cette constitution l’effort de l’esprit humain. Loiseau et d’autres gens de loi l’appellent une institution bizarre, un monstre composé de membres sans tête.

On pourrait croire que ce n’est point un puissant effort du génie, mais un effet très-naturel et très-commun de la raison et de la cupidité humaine, que les possesseurs des terres aient voulu être les maîtres chez eux. Du fond de la Moscovie aux montagnes de la Castille, tous les grands terriens eurent toujours la même idée sans se l’être communiquée ; tous voulurent que ni leurs vies ni leurs biens ne dépendissent du pouvoir suprême d’un roi ; tous s’associèrent dans chaque pays contre ce pouvoir, et tous l’exercèrent autant qu’ils le purent sur leurs propres sujets : l’Europe fut ainsi gouvernée pendant plus de cinq cents ans. Cette administration était inconnue aux Grecs et aux Romains ; mais elle n’est point bizarre, puisqu’elle est si universelle dans l’Europe ; elle parait injuste en ce que le plus grand nombre des hommes est écrasé par le plus petit, et que jamais le simple citoyen ne peut s’élever que par un bouleversement général : nulle grande ville, point de commerce, point de beaux-arts sous un gouvernement féodal. Les villes puissantes n’ont fleuri en Allemagne, en Flandre, qu’à l’ombre d’un peu de liberté ; car la ville de Gand, par exemple, celles de Bruges et d’Anvers, étaient bien plutôt des

  1. Sur l’état des personnes en France sous les Mérovingiens, voyez un mémoire de M. Naudet dans le tome VIII du nouveau Recueil de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. (B.)