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CHAPITRE XCIII.

grande différence entre les conquérants turcs et les anciens conquérants romains, c’est que Rome s’incorpora tous les peuples vaincus, et que les Turcs restent toujours séparés de ceux qu’ils ont soumis, et dont ils sont entourés.

Il est resté, à la vérité, deux cent mille Grecs dans Constantinople ; mais ce sont environ deux cent mille artisans ou marchands qui travaillent pour leurs dominateurs. C’est un peuple entier toujours conquis dans sa capitale, auquel il n’est pas même permis de s’habiller comme les Turcs.

Ajoutons à cette remarque qu’une seule puissance a subjugué tous ces pays, depuis l’Archipel jusqu’à l’Euphrate, et que vingt puissances conjurées n’avaient pu, par les croisades, établir que des dominations passagères dans ces mêmes contrées, avec vingt fois plus de soldats, et des travaux qui durèrent deux siècles entiers.

Ricaut, qui a demeuré longtemps en Turquie, attribue la puissance permanente de l’empire ottoman à quelque chose de surnaturel. Il ne peut comprendre comment ce gouvernement, qui dépend si souvent du caprice des janissaires, peut se soutenir contre ses propres soldats et contre ses ennemis. Mais l’empire romain a duré cinq cents ans à Rome, et près de quatorze siècles dans le Levant, au milieu des séditions des armées ; les possesseurs du trône furent renversés, et le trône ne le fut pas. Les Turcs ont pour la race ottomane une vénération qui leur tient lieu de loi fondamentale : l’empire est arraché souvent au sultan, mais, comme nous l’avons remarqué[1] il ne passe jamais dans une maison étrangère. La constitution intérieure n’a donc eu rien à craindre, quoique le monarque et les vizirs aient eu si souvent à trembler.

Jusqu’à présent cet empire n’a pas redouté d’invasions étrangères. Les Persans ont rarement entamé les frontières des Turcs. Vous verrez au contraire le sultan Amurat IV prendre Bagdad d’assaut sur les Persans en 1638[2], demeurer toujours le maître de la Mésopotamie, envoyer d’un côté des troupes au Grand Mogol contre la Perse, et de l’autre menacer Venise. Les Allemands ne se sont jamais présentés aux portes de Constantinople comme les Turcs à celles de Vienne[3]. Les Russes ne sont devenus redoutables

  1. Page 111.
  2. Chapitre cxci.
  3. En 1529 et 1683. Voyez, pour le dernier siége, le chapitre cxcii ; Voltaire parle du premier, à sa date, dans les Annales de l’Empire.