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CHAPITRE XCIII.

Les places de bachas n’ont pas été moins dangereuses, et jusqu’à nos jours une mort violente a été souvent leur destinée. Tout cela ne prouve que des mœurs dures et féroces, telles que l’ont été longtemps celles de l’Europe chrétienne, lorsque tant de têtes tombaient sur les échafauds, lorsqu’on pendait La Brosse, le favori de saint Louis ; que le ministre Laguette mourait dans la question sous Charles le Bel ; que le connétable de France, Charles de la Cerda, était exécuté sous le roi Jean, sans forme de procès ; qu’on voyait Enguerrand de Marigny pendu au gibet de Montfaucon que lui-même avait fait dresser ; qu’on portait au même gibet le corps du premier ministre Montagu ; que le grand maître des templiers et tant de chevaliers expiraient dans les flammes, et que de telles cruautés étaient ordinaires dans les États monarchiques. On se tromperait beaucoup si on pensait que ces barbaries fussent la suite du pouvoir absolu. Aucun prince chrétien n’était despotique, et le Grand Seigneur ne l’est pas davantage. Plusieurs sultans, à la vérité, ont fait plier toutes les lois à leurs volontés, comme un Mahomet II, un Sélim, un Soliman... Les conquérants trouvent peu de contradictions dans leurs sujets ; mais tous nos historiens nous ont bien trompés quand ils ont regardé l’empire ottoman comme un gouvernement dont l’essence est le despotisme.

Le comte de Marsigli, plus instruit qu’eux tous, s’exprime ainsi : « In tutte le nostre storie sentiamo esaltar la sovranità che cosi despoticamente praticasi dal sultano ; ma quanto si scostano elle dal vero ! » La milice des janissaires, dit-il, qui reste à Constantinople, et qu’on nomme capiculi, a par ses lois le pouvoir de mettre en prison le sultan, de le faire mourir, et de lui donner un successeur. Il ajoute que le Grand Seigneur est souvent obligé de consulter l’État politique et militaire pour faire la guerre et la paix.

Les hachas ne sont point absolus dans leurs provinces comme nous le croyons ; ils dépendent de leur divan. Les principaux citoyens ont le droit de se plaindre de leur conduite, et d’envoyer contre eux des mémoires au grand divan de Constantinople. Enfin Marsigli conclut par donner au gouvernement turc le nom de démocratie. C’en est une en etfet à peu près dans la forme de celle de Tunis et d’Alger. Ces sultans, que le peuple n’ose regarder, et qu’on n’aborde qu’avec des prosternements qui semblent tenir de l’adoration, n’ont donc que le dehors du despotisme ; ils ne sont absolus que quand ils savent déployer heureusement cette fureur de pouvoir arbitraire qui semble être née chez tous