Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome12.djvu/120

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
110
CHAPITRE XCIII.

tinés à la guerre dès le berceau, est établie. Ces enfants de tribut, élevés par les Turcs, faisaient souvent dans le sérail une grande fortune. La condition même des janissaires est assez bonne. C’était une grande preuve de la force de l’éducation et des bizarreries de ce monde, que la plupart de ces fiers ennemis des chrétiens fussent nés des chrétiens opprimés. Une plus grande preuve de cette fatale et invincible destinée par qui l’Être suprême enchaîne tous les événements de l’univers, c’est que Constantin ait bâti Constantinople pour les Turcs, comme Romulus avait, tant de siècles auparavant, jeté les fondements du Capitole pour les pontifes de l’Église catholique.

Je crois devoir ici combattre un préjugé : que le gouvernement turc est un gouvernement absurde qu’on appelle despotique ; que les peuples sont tous esclaves du sultan, qu’ils n’ont rien eu propre, que leur vie et leurs biens appartiennent à leur maître. Une telle administration se détruirait elle-même. Il serait bien étrange que les Grecs vaincus ne fussent point réellement esclaves, et que leurs vainqueurs le fussent. Quelques voyageurs ont cru que toutes les terres appartenaient au sultan, parce qu’il donne des timariots à vie, comme autrefois les rois francs donnaient des bénéfices militaires. Ces voyageurs devaient considérer qu’il y a des lois pour les héritages en Turquie, comme partout ailleurs. L’Alcoran, qui est la loi civile aussi bien que celle de la religion, pourvoit dès le quatrième chapitre aux héritages des hommes et des femmes, et la loi de tradition et de coutume supplée à ce que l’Alcoran ne dit pas.

Il est vrai que le mobilier des bâchas décédés appartient au sultan, et qu’il fait la part à la famille. Mais c’était une coutume établie en Europe dans le temps que les fiefs n’étaient point héréditaires ; et longtemps après les évêques mêmes héritèrent des meubles des ecclésiastiques inférieurs, et les papes exercèrent ce droit sur les cardinaux et sur tous les bénéficiers qui mouraient dans la résidence du premier pontife.

Non-seulement les Turcs sont tous libres, mais ils n’ont chez eux aucune distinction de noblesse. Ils ne connaissent de supériorité que celle des emplois.

Leurs mœurs sont à la fois féroces, altières, et efféminées ; ils tiennent leur dureté des Scythes leurs ancêtres, et leur mollesse de la Grèce et de l’Asie, Leur orgueil est extrême. Ils sont conquérants et ignorants : c’est pourquoi ils méprisent toutes les nations.

L’empire ottoman n’est point un gouvernement monarchique