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ENTREPRISE DE MAHOMET II, ET SA MORT.

dans le terrain le plus heureux, dans l’aspect le plus riant, et sous le ciel le plus pur ; ville gouvernée par les enfants d’Hercule, par Danaüs, par Cadmus, fameuse dans toute la terre par son colosse d’airain, dédié au soleil, ouvrage immense, jeté en fonte par un Indien[1], et qui, s’élevant de cent pieds de hauteur, les pieds posés sur deux môles de marbre, laissait voguer sous lui les plus gros navires. Rhodes avait passé au pouvoir des Sarrasins dans le milieu du viie siècle ; un chevalier français, Foulques de Villaret, grand maître de l’ordre, l’avait reprise sur eux en 1310 ; et un autre chevalier français, Pierre d’Aubusson, la défendit contre les Turcs.

C’est une chose bien remarquable que Mahomet II employât dans cette entreprise une foule de chrétiens renégats. Le grand vizir lui-même, qui vint attaquer Rhodes, était un chrétien ; et ce qui est encore plus étrange, il était de la race impériale des Paléologues. Un autre chrétien, Georges Frupan, conduisait le siége sous les ordres du vizir. On ne vit jamais de mahométans quitter leur religion pour servir dans les armées chrétiennes. D’où vient cette différence ? Serait-ce qu’une religion qui a coûté une partie d’eux-mêmes à ceux qui la professent, et qu’on a scellée de son sang dans une opération très-douloureuse, en devient ensuite plus chère ? serait-ce parce que les vainqueurs de l’Asie s’attiraient plus de respect que les puissances de l’Europe ? serait-ce qu’on eût cru, dans ces temps d’ignorance, les armes des musulmans plus favorisées de Dieu que les armes chrétiennes, et que de là on eût inféré que la cause triomphante était la meilleure ?

Pierre d’Aubusson fit alors triompher la sienne. Il força, au bout de trois mois, le grand-vizir Messith Paléologue à lever le siége. Chalcondyle, dans son Histoire des Turcs, vous dit que les assiégeants, en montant sur la brèche, virent dans l’air une croix d’or entourée de lumière, et une très-belle femme vêtue de blanc ; que ce miracle les alarma, et qu’ils prirent la fuite saisis d’épouvante. Il y a pourtant quelque apparence que la vue d’une belle femme aurait plutôt encouragé qu’intimidé les Turcs, et que la valeur de Pierre d’Aubusson et des chevaliers fut le seul prodige auquel ils cédèrent. Mais c’est ainsi que les Grecs modernes écrivaient.

  1. L’édition de 1761, la première qui contienne cette phrase, porte Indien. Ce n’est peut-être qu’une faute commise sous la dictée ; mais elle s’est répétée pendant près de soixante ans. Ce n’est qu’en 1819 que M. Renouard a fait remarquer qu’il faudrait ici Lindien ; Charès, natif de Liudes, ville de l’île de Rhodes, est le sculpteur à qui l’on dut le colosse de Rhodes. (B.)