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DES SCYTHES ET DES GOMÉRITES.

c’est qu’Horace parle en poëte un peu satirique, qui est bien aise d’élever des étrangers aux dépens de son pays.

C’est par la même raison que Tacite[1] s’épuise à louer les barbares Germains, qui pillaient les Gaules et qui immolaient des hommes à leurs abominables dieux. Tacite, Quinte-Curce, Horace, ressemblent à ces pédagogues qui, pour donner de l’émulation à leurs disciples, prodiguent en leur présence des louanges à des enfants étrangers, quelque grossiers qu’ils puissent être.

Les Scythes sont ces mêmes barbares que nous avons depuis appelés Tartares ; ce sont ceux-là mêmes qui, longtemps avant Alexandre, avaient ravagé plusieurs fois l’Asie, et qui ont été les déprédateurs d’une grande partie du continent. Tantôt, sous le nom de Monguls ou de Huns, ils ont asservi la Chine et les Indes ; tantôt, sous le nom de Turcs, ils ont chassé les Arabes qui avaient conquis une partie de l’Asie, C’est de ces vastes campagnes que partirent les Huns pour aller jusqu’à Rome. Voilà ces hommes désintéressés et justes dont nos compilateurs vantent encore aujourd’hui l’équité quand ils copient Quinte-Curce. C’est ainsi qu’on nous accable d’histoires anciennes, sans choix et sans jugement ; on les lit à peu près avec le même esprit qu’elles ont été faites, et on ne se met dans la tête que des erreurs.

Les Russes habitent aujourd’hui l’ancienne Scythie européane ; ce sont eux qui ont fourni à l’histoire des vérités bien étonnantes. Il y a eu sur la terre des révolutions qui ont plus frappé l’imagination ; il n’y en a pas une qui satisfasse autant l’esprit humain, et qui lui fasse autant d’honneur. On a vu des conquérants et des dévastations ; mais qu’un seul homme ait, en vingt années, changé les mœurs, les lois, l’esprit du plus vaste empire de la terre ; que tous les arts soient venus en foule embellir les déserts ; c’est là ce qui est admirable. Une femme qui ne savait ni lire ni écrire perfectionna ce que Pierre le Grand avait commencé. Une autre femme (Élisabeth) étendit encore ces nobles commencements. Une autre impératrice encore est allée plus loin que les deux autres ; son génie s’est communiqué à ses sujets ; les révolutions du palais n’ont pas retardé d’un moment les progrès de la félicité de l’empire : on a vu, en un demi-siècle, la cour de Scythie plus éclairée que ne l’ont été jamais la Grèce et Rome.

Et ce qui est plus admirable, c’est qu’en 1770, temps auquel nous écrivons, Catherine II poursuit en Europe et en Asie les Turcs fuyant devant ses armées, et les fait trembler dans Constan-

  1. 1. Voyez ci-après l’Avant-Propos de l’Essai.