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CHAPITRE LIV.

menses qui restaient encore ; c’était la seule manière de parvenir à la monarchie universelle, devenue l’objet de la cour romaine. Cette entreprise demandait le génie d’un Mahomet ou d’un Alexandre. Les obstacles étaient grands, et Urbain ne vit que les obstacles.

Grégoire VII avait autrefois conçu ce projet des croisades. Il aurait armé l’Occident contre l’Orient, il aurait commandé à l’Église grecque comme à la latine : les papes auraient vu sous leurs lois l’un et l’autre empire. Mais du temps de Grégoire VII une telle idée n’était encore que chimérique ; l’empire de Constantinople n’était pas encore assez accablé, la fermentation du fanatisme n’était pas assez violente dans l’Occident, Les esprits ne furent bien disposés que du temps d’Urbain II.

Le pape et les princes croisés avaient dans ce grand appareil leurs vues différentes, et Constantinople les redoutait toutes. On y haïssait les Latins, qu’on y regardait comme des hérétiques et des barbares ; on craignait surtout que Constantinople ne fût l’objet de leur ambition, plus que la petite ville de Jérusalem ; et certes on ne se trompait pas, puisqu’ils envahirent à la fin Constantinople et l’empire.

Ce que les Grecs craignaient le plus, et avec raison, c’était ce Bohémond et ses Napolitains, ennemis de l’empire. Mais quand même les intentions de Bohémond eussent été pures, de quel droit tous ces princes d’Occident venaient-ils prendre pour eux des provinces que les Turcs avaient arrachées aux empereurs grecs ?

On peut juger d’ailleurs quelle était l’arrogance féroce des seigneurs croisés, par le trait que rapporte la princesse Anne Comnène, de je ne sais quel comte français qui vint s’asseoir à côté de l’empereur sur son trône dans une cérémonie publique. Baudouin, frère de Godefroi de Bouillon, prenant par la main cet homme indiscret pour le faire retirer, le comte dit tout haut, dans son jargon barbare : « Voilà un plaisant rustre que ce Grec de s’asseoir devant des gens comme nous ! » Ces paroles furent interprétées à Alexis, qui ne fit que sourire. Une ou deux indiscrétions pareilles suffisent pour décrier une nation. Alexis fit demander à ce comte qui il était. « Je suis, répondit-il, de la race la plus noble. J’allais tous les jours dans l’église de ma seigneurie, où s’assemblaient tous les braves seigneurs qui voulaient se battre en duel, et qui priaient Jésus-Christ et la sainte Vierge de leur être favorables. Aucun d’eux n’osa jamais se battre contre moi. »

Il était moralement impossible que de tels hôtes n’exigeassent des vivres avec dureté, et que les Grecs n’en refusassent avec