Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome11.djvu/43

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
23
DES SAUVAGES.

Dieu nous a donné un principe de raison universelle, comme il a donné des plumes aux oiseaux et la fourrure aux ours ; et ce principe est si constant qu’il subsiste malgré toutes les passions qui le combattent, malgré les tyrans qui veulent le noyer dans le sang, malgré les imposteurs qui veulent l’anéantir dans la superstition. C’est ce qui fait que le peuple le plus grossier juge toujours très-bien, à la longue, des lois qui le gouvernent, parce qu’il sent si ces lois sont conformes ou opposées aux principes de commisération et de justice qui sont dans son cœur.

Mais, avant d’en venir à former une société nombreuse, un peuple, une nation, il faut un langage ; et c’est le plus difficile. Sans le don de l’imitation, on n’y serait jamais parvenu. On aura sans doute commencé par des cris qui auront exprimé les premiers besoins ; ensuite les hommes les plus ingénieux, nés avec les organes les plus flexibles, auront formé quelques articulations que leurs enfants auront répétées ; et les mères surtout auront dénoué leurs langues les premières. Tout idiome commençant aura été composé de monosyllabes, comme plus aisés à former et à retenir.

Nous voyons en effet que les nations les plus anciennes, qui ont conservé quelque chose de leur premier langage, expriment encore par des monosyllabes les choses les plus familières et qui tombent le plus sous nos sens : presque tout le chinois est fondé encore aujourd’hui sur des monosyllabes.

Consultez l’ancien tudesque et tous les idiomes du Nord, vous verrez à peine une chose nécessaire et commune exprimée par plus d’une articulation. Tout est monosyllabes : zon, le soleil ; moun, la lune ; , la mer ; flus, le fleuve ; man, l’homme ; kof, la tête ; boum, un arbre ; drink, boire ; march, marcher ; shlaf, dormir, etc.

C’est avec cette brièveté qu’on s’exprimait dans les forêts des Gaules et de la Germanie, et dans tout le septentrion. Les Grecs et les Romains n’eurent des mots plus composés que longtemps après s’être réunis en corps de peuple.

Mais par quelle sagacité avons-nous pu marquer les différences des temps ? Comment aurons-nous pu exprimer les nuances je voudrais, j’aurais voulu ; les choses positives, les choses conditionnelles ?

Ce ne peut être que chez les nations déjà les plus policées qu’on soit parvenu, avec le temps, à rendre sensibles, par des mots composés, ces opérations secrètes de l’esprit humain. Aussi voit-on que chez les barbares il n’y a que deux ou trois temps.