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CHAPITRE XLVI.

magne, prit enfin la ville d’assaut. Il est singulier que les empereurs d’Allemagne aient pris tant de fois Rome, et n’y aient jamais régné. Restait Grégoire VII à prendre. Réfugié dans le château Saint-Ange, il y bravait et excommuniait son vainqueur.

Rome était bien punie de l’intrépidité de son pape. Robert Guiscard, duc de la Pouille, l’un de ces fameux Normands dont j’ai parlé[1], prit le temps de l’absence de l’empereur pour venir délivrer le pontife ; mais en même temps il pilla Rome, également ravagée, et par les Impériaux qui assiégeaient le pontife, et par les Napolitains qui le délivraient. Grégoire VII mourut quelque temps après à Salerne (24 mai 1085), laissant une mémoire chère et respectable au clergé romain, qui partagea sa fierté odieuse aux empereurs et à tout bon citoyen qui considère les effets de son ambition inflexible. L’Église, dont il fut le vengeur et la victime, l’a mis au nombre des saints[2], comme les peuples de l’antiquité déifiaient leurs défenseurs ; les sages l’ont mis au nombre des fous.

La comtesse Mathilde, privée du pape Grégoire, se remaria bientôt après avec le jeune prince Guelfe, fils de Guelfe, duc de Bavière. On vit alors de quelle imprudence était sa donation, si elle est vraie. Elle avait quarante-deux ans, et elle pouvait encore avoir des enfants qui eussent hérité d’une guerre civile.

La mort de Grégoire VII n’éteignit point l’incendie qu’il avait allumé. Ses successeurs se gardèrent bien de faire approuver leurs élections par l’empereur. L’Église était loin de rendre hommage : elle en exigeait ; et l’empereur excommunié n’était pas d’ailleurs compté au rang des hommes. Un moine, abbé du Mont-Cassin, fut élu pape après le moine Hildebrand ; mais il ne

  1. Chapitre xl.
  2. Voyez le Dictionnaire philosophique, article Grégoire VII.

    Benoît XIII imagina dans le xviiie siècle de canoniser ce pape ennemi des rois et de toute autorité séculière ; ce perturbateur de l’Europe, l’auteur de tant de guerres et de scandales ; l’amant hypocrite ou du moins le directeur très-indiscret de Mathilde ; le séducteur, qui avait abusé de son crédit sur sa pénitente pour se faire donner son patrimoine ; un homme enfin convaincu par ses propres lettres d’avoir commis un parjure, et d’avoir fait de fausses prophéties, c’est-à-dire d’avoir été un insensé ou un fripon. Voilà les hommes que, dans le siècle où nous vivons, Rome met au nombre des saints ! Et les prêtres de l’Église romaine osent encore parler de morale ! ils osent accuser de sédition ceux qui prennent la défense de l’humanité contre leurs prétentions séditieuses !

    Le parlement de Paris voulut sévir contre cet attentat de Benoît XIII ; mais le cardinal de Fleury trahit, en faveur de la cour de Rome, les intérêts de son prince et ceux de la nation. Ce n’est pas que Fleury fût dévot, ni même hypocrite ; mais il aimait par goût les intrigues de prêtres, et il haïssait les parlements, que sa poltronnerie lui faisait croire dangereux pour l’autorité royale. (K.)