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CHAPITRE XLI.

Les papes s’étaient mis en possession d’envoyer dans toute la chrétienté, des légats qu’on nommait a latere[1], qui exerçaient une juridiction sur toutes les églises, en exigeaient des décimes, donnaient les bénéfices, exerçaient et étendaient le pouvoir pontifical autant que les conjonctures et les intérêts des rois le permettaient. Le temporel, presque toujours mêlé au spirituel, leur était soumis ; ils attiraient à leur tribunal les causes civiles, pour peu que le sacré s’y joignît au profane : mariages, testaments, promesses par serment, tout était de leur ressort. C’étaient des proconsuls que l’empereur ecclésiastique des chrétiens déléguait dans tout l’Occident. C’est par là que Rome, toujours faible, toujours dans l’anarchie, esclave quelquefois des Allemands, et en proie à tous les fléaux, continua d’être la maîtresse des nations. C’est par là que l’histoire de chaque peuple est toujours l’histoire de Rome.

Urbain II envoya un légat en Sicile dès que le comte Roger eut enlevé cette île aux mahométans et aux Grecs, et que l’Église latine y fut établie. C’était de tous les pays celui qui semblait en effet avoir le plus de besoin d’un légat, pour y régler la hiérarchie, chez un peuple dont la moitié était musulmane, et dont l’autre était de la communion grecque ; cependant ce fut le seul pays où la légation fut proscrite pour toujours. Le comte Roger, bienfaiteur de l’Église latine, à laquelle il rendait la Sicile, ne put souffrir qu’on envoyât un roi sous le nom de légat dans le pays de sa conquête.

Le pape Urbain, uniquement occupé des croisades, et voulant ménager une famille de héros si nécessaire à cette grande entreprise, accorda, la dernière année de sa vie (1098), une bulle au comte Roger, par laquelle il révoqua son légat, et créa Roger et ses successeurs légats-nés du saint-siège en Sicile, leur attribuant tous les droits et toute l’autorité de cette dignité, qui était à la fois spirituelle et temporelle. C’est là ce fameux droit qu’on appelle la monarchie de Sicile, c’est-à-dire le droit attaché à cette monarchie, droit que, depuis, les papes ont voulu anéantir, et que les rois de Sicile ont maintenu. Si cette prérogative est incompatible avec la hiérarchie chrétienne, il est évident qu’Urbain ne put pas la donner ; si c’est un objet de discipline que la religion ne réprouve pas, il est aussi évident que chaque royaume est en droit de se l’attribuer. Ce privilège, au fond, n’est que le droit de Constantin

  1. Les légats a latere, les plus éminents de tous, sont choisis parmi les personnes demeurant à Rome, à côté du pape ; les légats envoyés prennent le titre de nonces ; le titre de légat-né est attaché à quelques archevêchés. (B.)