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Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père[1],
Que faisais-tu dans les jardins d’Éden ?
Travaillais-tu pour ce sot genre humain ?
Caressais-tu madame Ève, ma mère ?
Avouez-moi que vous aviez tous deux
Les ongles longs, un peu noirs et crasseux,
La chevelure un peu mal ordonnée,
Le teint bruni, la peau bise et tannée.
Sans propreté l’amour le plus heureux
N’est plus amour, c’est un besoin honteux.
Bientôt lassés de leur belle aventure,
Dessous un chêne ils soupent galamment
Avec de l’eau, du millet, et du gland ;
Le repas fait, ils dorment sur la dure :
Voilà l’état de la pure nature.
Or maintenant voulez-vous, mes amis,
Savoir un peu, dans nos jours tant maudits,
Soit à Paris, soit dans Londre, ou dans Rome,
Quel est le train des jours d’un honnête homme ?
Entrez chez lui : la foule des beaux-arts,
Enfants du goût, se montre à vos regards.

  1. Variante :
    Mon cher Adam, mon gourmand, mon bon père,
    Je crois te voir, dans un recoin d’Éden,
    Grossièrement forger le genre humain,
    En secouant madame Ève, ma mère :
    Deux singes verts, deux chèvres pieds fourchus,
    Sont moins hideux au pied de leur feuillée.
    Par le soleil votre face hâlée,
    Vos bras velus, votre main écaillée,
    Vos ongles longs, crasseux, noirs, et crochus,
    Votre peau bise, endurcie, et brûlée,
    Sont les attraits, sont les charmes flatteurs,
    Dont l’assemblage attire vos ardeurs.
    Bientôt lassés, etc.
    Une autre version porte :
    Mon cher Adam, mon vieux et tendre père,
    Je crois te voir, en un recoin d’Éden,
    Grossièrement forger le genre humain,
    En tourmentant madame Ève, ma mère.
    Deux singes verts, deux chèvres pieds fourchus,
    Sont moins hideux au fond de leur feuillée.
     · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
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    Dont l’assemblage allume vos ardeurs.
    Bientôt lassés, etc.
    Les deux versions du quatrième vers de cette variante sont rapportées par Voltaire dans sa lettre au marquis d’Argens, du 2 février 1737. (B.)