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TRADUCTIONS.

Alors, certes, alors ma juste piété
Égalerait du moins ta sensibilité.
Qui pleures-tu ? dis-moi : des Grecs qui me trahissent,
Qui n’ont pas su combattre, et que les dieux punissent ;
Les esclaves d’un roi qui m’a persécuté ?
Va, s’ils sont malheureux, ils l’ont bien mérité. »
Patrocle lui répond d’une voix lamentable :
« Grand et cruel Achille, Achille inexorable !
Malheur à qui serait, dans ce mortel effroi,
Dans ce malheur public, aussi ferme que toi !
La mort est sur nos pas : Diomède, Eurypyle,
Ulysse, sont blessés, et tu restes tranquille !
Le sang du puissant roi qui t’osait outrager,
Le sang d’Agamemnon coule pour te venger.
Crois-moi, voilà le temps où les grands cœurs pardonnent.
À quels affreux loisirs tes chagrins s’abandonnent !
À perdre tes amis quels dieux t’ont animé ?
Ô ciel ! Hector triomphe ! Achille est désarmé !
Il voit d’un œil content la Grèce désolée !...
Non, tu n’es pas le fils du généreux Pelée ;
Non, la tendre Thétis n’a point formé ton cœur,
Ce cœur que j’implorais, et qui me fait horreur.
Qui dédaigne Patrocle et qui hait sa patrie.
Les autans déchaînés, les vagues en furie,
T’ont formé, t’ont vomi dans les antres affreux,
Pour être plus terrible et plus funeste qu’eux.
Pardonne, j’en dis trop : mais si vers cette rive
Ton éternel courroux tient ta valeur captive,
Ou si de nos devins quelque oracle menteur
Enchaîne ton courage et nous ôte un vengeur.
Souffre au moins qu’un ami puisse tenir ta place.
Prête-moi ton armure, et j’aurai ton audace.
Autour de nos vaisseaux Ajax combat encor.
Ton casque sur mon front fera trembler Hector ;
Et ton nom préparant un triomphe facile,
Les Troyens sont vaincus s’ils pensent voir Achille. »
C’est ainsi qu’il parlait : ainsi, par sa vertu.
Il ébranle un courroux de pitié combattu ;
Il l’assiége, il le presse. Ah ! malheureux, arrête ;
Hélas ! tu ne vois point ce que le ciel t’apprête :
Ta vertu te trompait ; tu courais au trépas,
Achille cependant ne le rebutait pas ;