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Sur la toile aussitôt chacun porta la vue.
C’était moi : je semblais respirer et parler ;
Mon cœur en longs soupirs paraissait s’exhaler ;
Et mon air, et mes yeux, tout annonce que j’aime.
L’art ne se montrait pas ; c’est la nature même,
La nature embellie ; et, par de doux accords,
L’âme était sur la toile aussi bien que le corps.
Une tendre clarté s’y joint à l’ombre obscure,
Comme on voit, au matin, le soleil de ses traits
Percer la profondeur de nos vastes forêts,
Et dorer les moissons, les fruits, et la verdure.
Harpage en fut surpris ; il voulut censurer :
Tout le reste se tut, et ne put qu’admirer.
Quel mortel ou quel dieu, s’écriait Hermotime,
Du talent d’imiter fait un art si sublime !
À qui ma fille enfin devra-t-elle sa foi ?
Lygdamon, se montrant, lui dit : « Elle est à moi !
L’Amour seul est son peintre, et voilà son ouvrage.
C’est lui qui dans mon cœur imprima cette image ;
C’est lui qui sur la toile a dirigé ma main.
Quel art n’est pas soumis à son pouvoir divin ?
Il les anime tous. » Alors, d’une voix tendre,
Sur son luth accordé Lygdamon fit entendre
Un mélange inouï de sons harmonieux :
On croyait être admis dans le concert des dieux.
Il peignit comme Apelle, il chanta comme Orphée.
Harpage en frémissait ; sa fureur étouffée
S’exhalait sur son front, et brillait dans ses yeux.
Il prend un javelot de ses mains forcenées ;
Il court, il va frapper. Je vis l’affreux moment
Où le traître à sa rage immolait mon amant,
Où la mort d’un seul coup tranchait deux destinées.
Lygdamon l’aperçoit, il n’en est point surpris ;
Et de la même main sous qui son luth résonne,
Et qui sut enchanter nos cœurs et nos esprits,
Il combat son rival, l’abat, et lui pardonne.
Jugez si de l’amour il mérite le prix,
Et permettez du moins que mon cœur le lui donne.

Ainsi parlait Églé. L’Amour applaudissait,
Les Grecs battaient des mains, la belle rougissait ;
Elle en aimait encor son amant davantage.