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Prennent ses lois : la terre est son empire ;
Mais, croyez-moi, son trône est à Paris.
Là, tous les soirs, la troupe vagabonde
D’un peuple oisif, appelé le beau monde,
Va promener de réduit en réduit
L’inquiétude et l’ennui qui la suit ;
Là, sont en foule antiques mijaurées,
Jeunes oisons, et bégueules titrées,
Disant des riens d’un ton de perroquet,
Lorgnant des sots, et trichant au piquet :
Blondins y sont, beaucoup plus femmes qu’elles,
Profondément remplis de bagatelles,
D’un air hautain, d’une bruyante voix,
Chantant, dansant, minaudant à la fois.
Si, par hasard, quelque personne honnête,
D’un sens plus droit et d’un goût plus heureux,
Des bons écrits ayant meublé sa tête,
Leur fait l’affront de penser à leurs yeux,
Tout aussitôt leur brillante cohue,
D’étonnement et de colère émue,
Bruyant essaim de frelons envieux,
Pique et poursuit cette abeille charmante,
Qui leur apporte, hélas ! trop imprudente,
Ce miel si pur et si peu fait pour eux.
Quant aux héros, aux princes, aux ministres,
Sujets usés de nos discours sinistres,
Qu’on m’en nomme un dans Rome et dans Paris,
Depuis César jusqu’au jeune Louis,
De Richelieu jusqu’à l’ami d’Auguste,
Dont un Pasquin n’ait barbouillé le buste.
Ce grand Colbert, dont les soins vigilants
Nous avaient plus enrichis en dix ans
Que les mignons, les catins et les prêtres,
N’ont, en mille ans, appauvri nos ancêtres ;
Cet homme unique, et l’auteur, et l’appui
D’une grandeur où nous n’osions prétendre,
Vit tout l’État murmurer contre lui ;
Et le Français osa troubler la cendre[1]
Du bienfaiteur qu’il révère aujourd’hui.

  1. Le peuple voulut déterrer M. Colbert à Saint-Eustache. (Note de Voltaire, 1748.)