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Entre mes bras Robert doit vivre heureux :
Dès cette nuit, je prétends qu’il m’épouse. »
À ce discours, que l’on n’attendait pas,
Robert glacé laisse tomber ses bras ;
Puis, fixement contemplant la figure
Et les haillons de notre créature,
Dans son horreur il recula trois pas,
Signa son front, et, d’un ton lamentable,
Il s’écriait : « Ai-je donc mérité
Ce ridicule et cette indignité ?
J’aimerais mieux que Votre Majesté
Me fiançât à la mère du diable.
La vieille est folle ; elle a perdu l’esprit. »
Lors tendrement notre sans-dent reprit :
« Vous le voyez, ô reine ! il me méprise ;
Il est ingrat ; les hommes le sont tous.
Mais je vaincrai ses injustes dégoûts.
De sa beauté j’ai l’âme trop éprise,
Je l’aime trop pour qu’il ne m’aime pas.
Le cœur fait tout : j’avoue avec franchise
Que je commence à perdre mes appas ;
Mais j’en serai plus tendre et plus fidèle.
On en vaut mieux, on orne son esprit ;
On sait penser ; et Salomon a dit
Que femme sage est plus que femme belle.
Je suis bien pauvre : est-ce un si grand malheur ?
La pauvreté n’est point un déshonneur.
N’est-on content que sur un lit d’ivoire ?
Et vous, madame, en ce palais de gloire,
Quand vous couchez côte à côte du roi,
Dormez-vous mieux, aimez-vous mieux que moi ?
De Philémon vous connaissez l’histoire :
Amant aimé, dans le coin d’un taudis,
Jusqu’à cent ans il caressa Baucis.
Les noirs Chagrins, enfants de la Richesse,
N’habitent point sous nos rustiques toits ;
Le Vice fuit où n’est point la Mollesse.
Nous servons Dieu, nous égalons les rois ;
Nous soutenons l’honneur de nos provinces ;
Nous vous faisons de vigoureux soldats ;
Et, croyez-moi, pour peupler vos États,
Les pauvres gens valent mieux que vos princes.