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PRÉFACE DE CATHERINE VADÉ.

Je fis imprimer des billots d’enterrement ; je priai tous les beaux esprits de Paris d’honorer de leur présence le service que je commandai pour le repos de l’âme de Guillaume : aucun ne vint. Je ne pus assister au convoi, et Guillaume fut inhumé sans que personne en sût rien. C’est ainsi qu’il avait vécu ; car encore qu’il eût enrichi la Foire de plusieurs opéras-comiques qui firent l’admiration de tout Paris, on jouissait des fruits de son génie, et on négligeait l’auteur. C’est ainsi (comme dit le divin Platon[1]) qu’on suce l’orange, et qu’on jette l’écorce ; qu’on cueille les fruits de l’arbre, et qu’on l’abat ensuite. J’ai toujours été frappée de cette ingratitude.

Quelque temps après le décès de Guillaume Vadé, nous perdîmes notre bon parent et ami Jérôme Carré, si connu en son temps par la comédie de l’Écossaise, qu’il disait avoir traduite pour l’avancement de la littérature honnête. Je crois qu’il est de mon devoir d’instruire le public de la détresse où se trouvait Jérôme dans les derniers jours de sa vie. Voici comme il s’en ouvrit en ma présence à frère Giroflée[2], son confesseur :

« Vous savez, dit-il, qu’à mon baptême on me donna pour patrons saint Jérôme, saint Thomas, et saint Raimond de Pennafort, et que, quand j’eus le bonheur de recevoir la confirmation, on ajouta à mes trois patrons saint Ignace de Loyola, saint François-Xavier, saint François de Borgia, et saint Régis, tous jésuites ; de sorte que je m’appelle Jérôme - Thomas- Raimond - Ignace - Xavier - François - Régis Carré. J’ai cru longtemps qu’avec tant de noms je ne pouvais manquer de rien sur terre. Ah ! frère Giroflée, que je me suis trompé ! Il faut qu’il en soit des patrons comme des valets : plus on en a, plus on est mal servi. Mais voyez, s’il vous plaît, quelle est ma déconvenue (car ce terme est très-bon, quoi qu’en dise un polisson. Montaigne, Marot, et plusieurs auteurs très-facétieux, en font souvent usage ; il est même dans le Dictionnaire de l’Académie). Voici donc mon aventure :

« On chasse les révérends pères jésuistes ou jésuites, pour ce que leur institut est pernicieux, contraire à tous les droits des rois et de la société humaine, etc., etc. Or Ignace de Loyola ayant créé cet institut appelé Régime, après s’être fait fesser au collége de Sainte-Barbe, Xavier, François Borgia, Régis, ayant vécu dans ce régime, il est clair qu’ils sont tous également répré-

  1. Le divin Platon est ici pour le roi de Prusse ; voyez la lettre à Mme Denis, du 2 septembre 1751.
  2. C’est le nom du moine théatin qui figure dans Candide.