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PRÉFACE DE CATHERINE VADÉ.

l’homme au-dessus de lui-même ; n’ayant été ni conseiller du roi, ni échevin, ni marguillier, on me traitera après ma mort avec très-peu de cérémonie. On me jettera dans les charniers Saint-Innocent, et on ne mettra sur ma fosse qu’une croix de bois qui aura déjà servi à d’autres ; mais j’ai toujours aimé si tendrement ma patrie, que j’ai beaucoup de répugnance à être enterré dans un cimetière. Il est certain qu’étant mort de la maladie qui m’attaque, je puerai horriblement. Cette corruption de tant de corps qu’on ensevelit à Paris dans les églises, ou auprès des églises, infecte nécessairement l’air ; et, comme dit très à propos le jeune Ptolémée, en délibérant s’il recevra Pompée chez lui :

. . . . Ces troncs pourris exhalent dans les vents
De quoi faire la guerre au reste des vivants[1].

« Cette ridicule et odieuse coutume de paver les églises de morts cause dans Paris tous les ans des maladies épidémiques, et il n’y a point de défunt qui ne contribue plus ou moins à empester sa patrie. Les Grecs et les Romains étaient bien plus sages que nous : leur sépulture était hors des villes ; et il y a même aujourd’hui plusieurs pays en Europe où cette salutaire coutume est établie. Quel plaisir ne serait-ce pas pour un bon citoyen d’aller engraisser, par exemple, la stérile plaine des Sablons, et de contribuer à faire naître des moissons abondantes ! Les générations deviendraient utiles les unes aux autres par ce prudent établissement ; les villes seraient plus saines, les terres plus fécondes. En vérité, je ne puis m’empêcher de dire qu’on manque de police pour les vivants et pour les morts[2]. »

Guillaume parla longtemps sur ce ton. Il avait de grandes vues pour le bien public, et il mourut en parlant, ce qui est une preuve évidente de génie.

Dès qu’il fut passé, je résolus de lui faire des obsèques magnifiques, dignes du grand nom qu’il avait acquis dans le monde. Je courus chez les plus fameux libraires de Paris ; je leur proposai d’acheter les œuvres posthumes de mon cousin Guillaume ; j’y joignis même quelques belles dissertations de son frère Antoine, et quelques morceaux de son cousin issu de germain Jérôme Carré. J’obtins trois louis d’or comptant, somme que jamais Guillaume n’avait possédée dans aucun temps de sa vie.

  1. Corneile, Pompée, acte Ier, scène ire.
  2. Voltaire n’a cessé de demander le déplacement des cimetières. (G. A.)