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Les humbles prés s’abreuvent de cette onde ;
La terre en est plus belle et plus féconde.
Mais de ces eaux si la source tarit,
L’herbe est séchée, et la fleur se flétrit.
Ainsi l’on voit en Angleterre, en France,
Par cent canaux circuler l’abondance.
Le goût du luxe entre dans tous les rangs :
Le pauvre y vit des vanités des grands ;
Et le travail, gagé par la mollesse,
S’ouvre à pas lents la route à la richesse.
« J’entends d’ici des pédants à rabats,
Tristes censeurs des plaisirs qu’ils n’ont pas,
Qui, me citant Denys d’Halicarnasse,
Dion, Plutarque, et même un peu d’Horace,
Vont criaillant qu’un certain Curius,
Cincinnatus, et des consuls en us,
Bêchaient la terre au milieu des alarmes ;
Qu’ils maniaient la charrue et les armes ;
Et que les blés tenaient à grand honneur
D’être semés par la main d’un vainqueur.
C’est fort bien dit, mes maîtres ; je veux croire
Des vieux Romains la chimérique histoire.
Mais, dites-moi, si les dieux, par hasard,
Faisaient combattre Auteuil et Vaugirard,
Faudrait-il pas, au retour de la guerre,
Que le vainqueur vînt labourer sa terre ?
L’auguste Rome, avec tout son orgueil,
Rome jadis était ce qu’est Auteuil.
Quand ces enfants de Mars et de Sylvie,
Pour quelque pré signalant leur furie,
De leur village allaient au champ de Mars,
Ils arboraient du foin[1] pour étendards.
Leur Jupiter, au temps du bon roi Tulle,
Était de bois ; il fut d’or sous Luculle.

  1. Une poignée de foin au bout d'un bâton, nommée manipulus, était le premier étendard des Romains. (Note de Voltaire, 1748.) — Dans l'édition de 1739, cette note était ainsi conçue : « Ce qu'on appelait manipulus était d'abord une poignée de foin que les Romains mettaient au haut d'une perche, premier étendard des conquérants de l'Europe, de l'Asie mineure et de l'Afrique septentrionale. »
    Frédéric ayant écrit que les étendards de foin des Romains lui étaient inconnus, Voltaire lui adressa quelques explications, et c'est peut-être aussi l'origine de la note. (B.)