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MÉMOIRES.

comme le vassal de ses ancêtres, et à qui l’empereur son père avait sauvé la vie. Ses généraux assemblèrent à peine vingt mille hommes ; son maréchal Neuperg, qui les commandait, força le roi de Prusse de recevoir la bataille sous les murs de Neiss, à Molwitz[1]. La cavalerie prussienne fut d’abord mise en déroute par la cavalerie autrichienne ; et dès le premier choc, le roi, qui n’était pas encore accoutumé à voir des batailles, s’enfuit jusqu’à Opeleim, à douze grandes lieues du champ où l’on se battait. Maupertuis, qui avait cru faire une grande fortune, s’était mis à sa suite dans cette campagne, s’imaginant que le roi lui ferait au moins fournir un cheval. Ce n’était pas la coutume du roi. Maupertuis acheta un âne deux ducats le jour de l’action, et se mit à suivre Sa Majesté sur son âne, du mieux qu’il put. Sa monture ne put fournir la course ; il fut pris et dépouillé par les housards.

Frédéric passa la nuit couché sur un grabat dans un cabaret de village près de Ratibor, sur les confins de la Pologne. Il était désespéré, et se croyait réduit à traverser la moitié de la Pologne pour rentrer dans le nord de ses États, lorsqu’un de ses chasseurs arriva du camp de Molwitz, et lui annonça qu’il avait gagné la bataille. Cette nouvelle lui fut confirmée un quart d’heure après par un aide de camp. La nouvelle était vraie. Si la cavalerie prussienne était mauvaise, l’infanterie était la meilleure de l’Europe. Elle avait été disciplinée pendant trente ans par le vieux prince d’Anhalt. Le maréchal de Schwerin, qui la commandait, était un élève de Charles XII ; il gagna la bataille aussitôt que le roi de Prusse se fut enfui. Le monarque revint le lendemain, et le général vainqueur fut à peu près disgracié.

Je retournai philosopher dans la retraite de Cirey. Je passai les hivers à Paris, où j’avais une foule d’ennemis : car m’étant avisé d’écrire, longtemps auparavant, l’Histoire de Charles XII, de donner plusieurs pièces de théâtre, de faire même un poëme épique, j’avais, comme de raison, pour persécuteurs tous ceux qui se mêlaient de vers et de prose. Et, comme j’avais même poussé la hardiesse jusqu’à écrire sur la philosophie[2], il fallait bien que les gens qu’on appelle dévots me traitassent d’athée, selon l’ancien usage.

J’avais été le premier qui eût osé développer à ma nation les

  1. 10 avril 1741.
  2. Voltaire veut sans doute parler de ses Lettres philosophiques ; voyez tome XXII, page 75.