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MÉMOIRES.

le contraire de ce qu’il disait et de ce qu’il écrivait, non par dissimulation, mais parce qu’il écrivait et parlait avec une espèce d’enthousiasme, et agissait ensuite avec une autre.

Il partit au 15 de décembre, avec la fièvre quarte, pour la conquête de la Silésie, à la tête de trente mille combattants, bien pourvus de tout, et bien disciplinés ; il dit au marquis de Beauvau, en montant à cheval : « Je vais jouer votre jeu ; si les as me viennent nous partagerons. »

Il a écrit depuis l’histoire de cette conquête ; il me l’a montrée tout entière. Voici un des articles curieux du début de ces annales : j’eus soin de le transcrire de préférence, comme un monument unique.

« Que l’on joigne à ces considérations des troupes toujours prêtes d’agir, mon épargne bien remplie, et la vivacité de mon caractère : c’étaient les raisons que j’avais de faire la guerre à Marie-Thérèse, reine de Bohême et de Hongrie. » Et quelques lignes ensuite, il y avait ces propres mots : « L’ambition, l’intérêt, le désir de faire parler de moi, l’emportèrent ; et la guerre fut résolue. »

Depuis qu’il y a des conquérants ou des esprits ardents qui ont voulu l’être, je crois qu’il est le premier qui se soit ainsi rendu justice. Jamais homme peut-être n’a plus senti la raison, et n’a plus écouté ses passions. Ces assemblages de philosophie et de dérèglements d’imagination ont toujours composé son caractère.

C’est dommage que je lui aie fait retrancher ce passage[1] quand je corrigeai depuis tous ses ouvrages : un aveu si rare devait passer à la postérité, et servir à faire voir sur quoi sont fondées presque toutes les guerres. Nous autres gens de lettres, poëtes, historiens, déclamateurs d’académie, nous célébrons ces beaux exploits : et voilà un roi qui les fait, et qui les condamne.

Ses troupes étaient déjà en Silésie, quand le baron de Gotter, son ministre à Vienne, fit à Marie-Thérèse la proposition incivile de céder de bonne grâce au roi électeur son maître les trois quarts de cette province, moyennant quoi le roi de Prusse lui prêterait trois millions d’écus, et ferait son mari empereur.

Marie-Thérèse n’avait alors ni troupes, ni argent, ni crédit, et cependant elle fut inflexible. Elle aima mieux risquer de tout perdre que de fléchir sous un prince qu’elle ne regardait que

  1. On ne trouve plus, en effet, ce passage dans l’Histoire de mon temps, qui fait partie des Œuvres posthumes de Frédéric.