Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
17
MÉMOIRES.

fis la révérence, et commençai la connaissance par lui tâter le pouls, comme si j’avais été son premier médecin. L’accès passé, il s’habilla et se mit à table. Algarotti, Keyserlingk, Maupertuis et le ministre du roi auprès des États-Généraux, nous fûmes du souper, où l’on traita à fond de l’immortalité de l’âme, de la liberté, et des androgynes de Platon.

Le conseiller Rambonet était, pendant ce temps-là, monté sur un cheval de louage : il alla toute la nuit, et le lendemain arriva aux portes de Liège, où il instrumenta au nom du roi son maître, tandis que deux mille hommes des troupes de Vesel mettaient la ville de Liège à contribution. Cette belle expédition avait pour prétexte quelques droits que le roi prétendait sur un faubourg. Il me chargea même de travailler à un manifeste[1] et j’en fis un tant bon que mauvais, ne doutant pas qu’un roi avec qui je soupais, et qui m’appelait son ami, ne dût avoir toujours raison. L’affaire s’accommoda bientôt, moyennant un million qu’il exigea en ducats de poids, et qui servirent à l’indemniser des frais de son voyage de Strasbourg, dont il s’était plaint dans sa poétique lettre.

Je ne laissai pas de me sentir attaché à lui, car il avait de l’esprit, des grâces, et, de plus, il était roi : ce qui fait toujours une grande séduction, attendu la faiblesse humaine. D’ordinaire ce sont nous autres gens de lettres qui flattons les rois ; celui-là me louait depuis les pieds jusqu’à la tête, tandis que l’abbé Desfontaines et d’autres gredins me diffamaient dans Paris, au moins une fois la semaine.

Le roi de Prusse, quelque temps avant la mort de son père, s’était avisé d’écrire contre les principes de Machiavel. Si Machiavel avait eu un prince pour disciple, la première chose qu’il lui eût recommandée aurait été d’écrire contre lui. Mais le prince royal n’y avait pas entendu tant de finesse, il avait écrit de bonne foi dans le temps qu’il n’était pas encore souverain, et que son père ne lui faisait pas aimer le pouvoir despotique. Il louait alors de tout son cœur la modération, la justice ; et, dans son enthousiasme, il regardait toute usurpation comme un crime. Il m’avait envoyé son manuscrit à Bruxelles, pour le corriger et le faire imprimer ; et j’en avais déjà fait présent à un libraire de Hollande, nommé Van Duren, le plus insigne fripon de son espèce. Il me vint enfin un remords de faire imprimer l’Anti-Machiavel, tandis que le roi de Prusse, qui avait cent millions dans ses coffres, en

  1. Ce manifeste est imprimé tome XXIII, page 153.