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MÉMOIRES.

bontés de Sa Majesté, substituées aux solides dont elle m’avait flatté, et je partageai le quartaut avec Camas.

Mon Salomon était alors à Strasbourg. La fantaisie lui avait pris, en visitant ses longs et étroits États qui allaient depuis Gueldres jusqu’à la mer Baltique, de voir incognito les frontières et les troupes de France.

Il se donna ce plaisir dans Strasbourg, sous le nom du comte du Four, riche seigneur de Bohême. Son frère le prince royal, qui l’accompagnait, avait pris aussi son nom de guerre ; et Algarotti, qui s’était déjà attaché à lui, était le seul qui ne fût pas en masque.

Le roi m’envoya à Bruxelles une relation de son voyage moitié prose et moitié vers, dans un goût approchant de Bachaumont et de Chapelle, c’est-à-dire autant qu’un roi de Prusse peut en approcher. Voici quelques endroits de sa lettre[1] :

« Après des chemins affreux, nous avons trouvé des gîtes plus affreux encore,

Car des hôtes intéressés,
De la faim nous voyant pressés,
D’une façon plus que frugale,
Dans une cuisine infernale,

En nous empoisonnant nous volaient nos écus.
Ô siècle différent du temps de Lucullus !

« Des chemins affreux, mal nourris, mal abreuvés ; ce n’était pas tout : nous essuyâmes encore bien des accidents ; et il faut assurément que notre équipage ait un air bien singulier, puisqu’en chaque endroit où nous passâmes on nous prit pour quelque chose d’autre.

Les uns nous prenaient pour des rois ;
D’autres, pour des filous courtois.
D’autres, pour gens de connaissance.
Parfois le peuple s’attroupait,
Entre les yeux nous regardait

En badauds curieux remplis d’impertinence.

« Le maître de la poste de Kehl nous ayant assuré qu’il n’y avait point de salut sans passe-port, et voyant que le cas nous mettait dans la nécessité absolue d’en faire nous-mêmes, ou de

  1. On n’a de cette relation que le fragment transcrit ici. Il en est mention toutefois dans la lettre du roi du 2 septembre 1740.