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MÉMOIRES.

en revues, il employa son loisir à écrire aux gens de lettres en France qui étaient un peu connus dans le monde. Le principal fardeau tomba sur moi. C’était des lettres en vers ; c’était des traités de métaphysique, d’histoire, de politique. Il me traitait d’homme divin : je le traitais de Salomon. Les épithètes ne nous coûtaient rien. On a imprimé quelques-unes de ces fadaises dans le recueil de mes œuvres ; et heureusement on n’en a pas imprimé la trentième partie. Je pris la liberté de lui envoyer une très-belle écritoire de Martin : il eut la bonté de me faire présent de quelques colifichets d’ambre[1]. Et les beaux esprits des cafés de Paris s’imaginèrent, avec horreur, que ma fortune était faite.

Un jeune Courlandais, nommé Keyserlingk, qui faisait aussi des vers français tant bien que mal, et qui en conséquence était alors son favori, nous fut dépêché à Cirey des frontières de la Poméranie. Nous lui donnâmes une fête : je fis une belle illumination, dont les lumières dessinaient les chiffres et le nom du prince royal, avec cette devise : L’espérance du genre humain. Pour moi, si j’avais voulu concevoir des espérances personnelles, j’en étais très en droit : car on m’écrivait Mon cher ami, et on me parlait souvent, dans les dépêches, des marques solides d’amitié qu’on me destinait quand on serait sur le trône. Il y monta enfin lorsque j’étais à Bruxelles[2], et il commença par envoyer en France, en ambassade extraordinaire, un manchot, nommé Camas, ci-devant Français réfugié, et alors officier dans ses troupes. Il disait qu’il y avait un ministre de France à Berlin à qui il manquait une main[3], et que pour s’acquitter de tout ce qu’il devait au roi de France, il lui envoyait un ambassadeur qui n’avait qu’un bras. Camas, en arrivant au cabaret, me dépêcha un jeune homme qu’il avait fait son page, pour me dire qu’il était trop fatigué pour venir chez moi ; qu’il me priait de me rendre chez lui sur l’heure, et qu’il avait le plus grand et le plus magnifique présent à me faire de la part du roi son maître. « Courez vite, dit Mme  du Châtelet ; on vous envoie sûrement les diamants de la couronne. » Je courus, je trouvai l’ambassadeur, qui, pour toute valise, avait derrière sa chaise un quartaut de vin de la cave du feu roi, que le roi régnant m’ordonnait de boire. Je m’épuisai en protestations d’étonnement et de reconnaissance sur les marques liquides des

  1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre de Voltaire, décembre 1738, et celle de Frédéric, mai 1739.
  2. 31 mai 1740.
  3. Le marquis de Valori avait eu deux doigts de la main gauche emportés par un biscayen au siège de Douai en 1710.