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MÉMOIRES.

Quant à Keith, l’autre confident, il s’enfuit en Hollande. Le roi dépêcha des soldats pour le prendre : il ne fut manqué que d’une minute, et s’embarqua pour le Portugal, où il demeura jusqu’à la mort du clément Frédéric-Guillaume.

Le roi n’en voulait pas demeurer là. Son dessein était de faire couper la tête à son fils. Il considérait qu’il avait trois autres garçons dont aucun ne faisait des vers, et que c’était assez pour la grandeur de la Prusse. Les mesures étaient déjà prises pour faire condamner le prince royal à la mort, comme l’avait été le czarowitz, fils aîné du czar Pierre Ier[1].

Il ne paraît pas bien décidé par les lois divines et humaines qu’un jeune homme doive avoir le cou coupé pour avoir voulu voyager. Mais le roi aurait trouvé à Berlin des juges aussi habiles que ceux de Russie. En tout cas, son autorité paternelle aurait suffi. L’empereur Charles VI, qui prétendait que le prince royal, comme prince de l’empire, ne pouvait être jugé à mort que dans une diète, envoya le comte de Seckendorff au père pour lui faire les plus sérieuses remontrances. Le comte de Seckendorff, que j’ai vu depuis en Saxe, où il s’est retiré, m’a juré qu’il avait eu beaucoup de peine à obtenir qu’on ne tranchât pas la tête au prince. C’est ce même Seckendorff qui a commandé les armées de Bavière, et dont le prince, devenu roi de Prusse, fait un portrait affreux dans l’histoire de son père, qu’il a insérée dans une trentaine d’exemplaires des Mémoires de Brandebourg[2]. Après cela, servez les princes, et empêchez qu’on ne leur coupe la tête.

Au bout de dix-huit mois, les sollicitations de l’empereur et les larmes de la reine de Prusse obtinrent la liberté du prince héréditaire, qui se mit à faire des vers et de la musique plus que jamais. Il lisait Leibnitz, et même Wolf, qu’il appelait un compilateur de fatras, et il donnait teint qu’il pouvait dans toutes les sciences à la fois.

Comme son père lui accordait peu de part aux affaires, et que même il n’y avait point d’affaires dans ce pays, où tout consistait

  1. Voyez tome XVI, page 571.
  2. J’ai donné à l’électeur palatin l’exemplaire dont le roi de Prusse m’avait fait présent. (Note de Voltaire.) — Le portrait de Seckendorff, qu’on lit dans les Mémoires de Brandebourg, année 1726 (page 235 du tome II des Œuvres primitives de Frédéric II, Amsterdam, 1790, in-8o), doit être celui dont parle Voltaire ; le voici : « Il (Seckendorff) était d’un intérêt sordide ; ses manières étaient grossières et rustres ; le mensonge lui était si habituel qu’il en avait perdu l’usage de la vérité. C’était l’âme d’un usurier qui passait tantôt dans le corps d’un militaire, tantôt dans celui d’un négociateur. »