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MÉMOIRES.

Bernouilli ; et dès lors Maupertuis, qui était né le plus jaloux des hommes, me prit pour l’objet de cette passion qui lui a été toujours très-chère.

J’enseignai l’anglais à Mme  du Châtelet, qui au bout de trois mois le sut aussi bien que moi, et qui lisait également Locke, Newton et Pope. Elle apprit l’italien aussi vite ; nous lûmes ensemble tout le Tasse et tout l’Arioste. De sorte que quand Algarotti vint à Cirey, où il acheva son Neutonianismo per le dame[1], il la trouva assez savante dans sa langue pour lui donner de très-bons avis dont il profita. Algarotti était un Vénitien fort aimable, fils d’un marchand fort riche ; il voyageait dans toute l’Europe, savait un peu de tout, et donnait à tout de la grâce.

Nous ne cherchions que nous instruire dans cette délicieuse retraite, sans nous informer de ce qui se passait dans le reste du monde. Notre plus grande attention se tourna longtemps du côté de Leibnitz et de Newton. Mme  du Châtelet s’attacha d’abord à Leibnitz, et développa une partie de son système dans un livre très-bien écrit, intitulé Institutions de physique[2]. Elle ne chercha point à parer cette philosophie d’ornements étrangers : cette afféterie n’entrait point dans son caractère mâle et vrai. La clarté, la précision et l’élégance, composaient son style. Si jamais on a pu donner quelque vraisemblance aux idées de Leibnitz, c’est dans ce livre qu’il la faut chercher. Mais on commence aujourd’hui à ne plus s’embarrasser de ce que Leibnitz a pensé.

Née pour la vérité, elle abandonna bientôt les systèmes, et s’attacha aux découvertes du grand Newton. Elle traduisit en français tout le livre des Principes mathématiques ; et depuis, lorsqu’elle eut fortifié ses connaissances, elle ajouta à ce livre, que si peu de gens entendent, un commentaire algébrique, qui n’est pas davantage à la portée du commun des lecteurs. M. Clairaut, l’un de nos meilleurs géomètres, a revu exactement ce commentaire. On en a commencé une édition ; il n’est pas honorable pour notre siècle qu’elle n’ait pas été achevée[3].

Nous cultivions à Cirey tous les arts. J’y composai Alzire, Mérope, l’Enfant prodigue, Mahomet. Je travaillai pour elle à un Essai sur l’Histoire générale depuis Charlemagne jusqu’à nos

  1. 1737, un volume in-4o, traduit en français par Duperron de Castéra, 1738, in-12.
  2. 1740, in-8o.
  3. L’impression ayant duré plusieurs années, Voltaire a cru qu’elle n’a pas été achevée ; mais voyez la note, tome XXIII, page 515.