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LX
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.

Il n’y eut jamais de créature mortelle plus exaltée et plus excitante, plus impropre au silence et plus hostile à l’ennui, mieux douée pour la conversation, plus visiblement destinée à devenir la reine d’un siècle où, avec six jolis contes, trente bons mots et un peu d’usage, un homme avait son passeport mondain et la certitude d’être bien accueilli partout. Il n’y eut jamais d’écrivain qui ait possédé à un si haut degré et en pareille abondance tous les dons du causeur, l’art d’animer et d’égayer la parole, le talent de plaire aux gens du monde. Du meilleur ton, quand il veut, et s’enfermant sans gêne dans les plus exactes bienséances, d’une politesse achevée, d’une galanterie exquise, respectueux sans bassesse, caressant sans fadeur, et toujours aisé, il lui suffit d’être en public pour prendre naturellement l’accent mesuré, les façons discrètes, le demi-sourire engageant de l’homme bien élevé qui, introduisant les lecteurs dans sa pensée, leur fait les honneurs du logis.

Êtes-vous familier avec lui, et du petit cercle intime dans lequel il s’épanche en toute liberté, portes closes ? Le rire ne vous quittera plus. Brusquement, d’une main sûre et sans avoir l’air d’y toucher, il enlève le voile qui couvre un abus, un préjugé, une sottise, bref quelqu’une des idoles humaines. Sous cette lumière subite, la vraie figure, difforme, vitreuse et plate, apparaît. C’est le rire de la raison, agile et victorieuse. En voici un autre, celui du tempérament gai de l’improvisateur bouffon, de l’homme qui reste jeune, enfant, et même gamin, jusqu’à son dernier jour et « fait des gambades sur son tombeau ». Il aime les caricatures, il charge les traits des visages, il met en scène des grotesques, il les promène en tous sens comme des marionnettes. Il n’est jamais las de les reprendre et de les faire danser sous de nouveaux costumes. Au plus fort de sa philosophie, de sa propagande et de sa polémique, il installe en plein vent son théâtre de poche, ses fantoches : un bachelier, un moine, un inquisiteur, Maupertuis, Pompignan, Nonotte, Fréron, le roi David, et tant d’autres, qui viennent devant nous pirouetter et gesticuler en habit de Scaramouche et d’Arlequin.

Quand le talent de la farce s’ajoute ainsi au besoin de la vérité, la plaisanterie devient toute-puissante, car elle donne satisfaction à des instincts universels et profonds de la nature humaine, à la curiosité maligne, à l’esprit de dénigrement, à l’aversion pour la gêne, à ce fonds de mauvaise humeur que laissent en nous la convention, l’étiquette et l’obligation sociale de porter le lourd manteau de la décence et du respect. Il y a des moments dans la vie où le plus sage n’est pas fâché de le rejeter à demi, et même tout à fait. — À chaque page, tantôt avec un mouvement rude de naturaliste hardi, tantôt avec un geste preste de singe polisson, Voltaire écarte la draperie sérieuse ou solennelle, et nous montre l’homme, pauvre bimane, dans quelles attitudes ! Swift seul a risqué de pareils tableaux.