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LIX
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.

En ceci, nul écrivain ancien ou moderne n’approche de lui ; pour simplifier et vulgariser, il n’a pas son égal au monde. Sans sortir du ton de la conversation ordinaire et comme en se jouant, il met en petites phrases portatives les plus grandes découvertes ce les plus grandes hypothèses de l’esprit humain, les théories de Descartes, Malebranche, Leibnitz, Locke et Newton, les diverses religions de l’antiquité et des temps modernes, tous les systèmes connus de physique, de physiologie, de géologie, de morale, de droit naturel, d’économie politique ; bref, en tout ordre de connaissances, toutes les conceptions d’ensemble que l’espèce humaine au xviiie siècle avait atteintes.

Sa pente est si forte de ce côté qu’elle l’entraîne trop loin ; il rapetisse les grandes choses à force de les rendre accessibles. On ne peut mettre ainsi en menue monnaie courante la religion la légende, l’antique poésie populaire, les créations spontanées de l’instinct, les demi- visions des âges primitifs ; elles ne sont pas des sujets de conversation amusante et vive, un mot piquant ne peut pas en être l’expression ; il n’en est que la parodie. Mais quel attrait pour des Français, pour des gens du monde, et quel lecteur s’abstiendra d’un livre où tout le savoir humain est rassemblé en mots piquants ? Car c’est bien tout le savoir humain, et je ne vois pas quelle idée importante manquerait à un homme qui aurait pour bréviaire les Dialogues, le Dictionnaire et les Romans. Relisez-les cinq ou six fois, et alors seulement vous vous rendrez compte de tout ce qu’ils contiennent.

Non-seulement les vues sur le monde et sur l’homme, les idées générales de toute espèce y abondent, mais encore les renseignements positifs et même techniques y fourmillent ; petits faits semés par milliers, détails multipliés et précis sur l’astronomie, la physique, la géographie, la physiologie, la statistique, l’histoire de tous les peuples, expériences innombrables et personnelles d’un homme qui, par lui-même, a lu des textes, manié les instruments, visité les pays, touché les industries, pratiqué les hommes, et qui, par la netteté de sa merveilleuse mémoire, par la vivacité de son imagination toujours flambante, revoit ou voit, comme avec les yeux de la tête, tout ce qu’il dit, à mesure qu’il le dit.

Talent unique, le plus rare en un siècle classique, le plus précieux de tous, puisqu’il consiste à se représenter les êtres, non pas à travers le voile grisâtre des phrases générales, mais en eux-mêmes, tels qu’ils sont dans la nature et dans l’histoire, avec leur couleur et leur forme sensibles, avec leur saillie et leur relief individuels, avec leurs accessoires et leurs alentours dans le temps et dans l’espace, un paysan à sa charrue, un quaker dans sa congrégation, un baron allemand dans son château, des Hollandais, des Anglais, des Espagnols, des Italiens, des Français chez eux, une grande dame, une intrigante, des provinciaux, des soldats, des filles, et le reste du pêle-mêle humain, à tous les degrés de l’escalier social, chacun en raccourci et dans la lumière fuyante d’un éclair.

Car, c’est là le trait le plus frappant de ce style, la rapidité prodigieuse, le défilé éblouissant et vertigineux de choses toujours nouvelles, idées, images, événements, paysages, récits, dialogues, petites peintures abréviatives, qui se suivent en courant comme dans une lanterne magique, presque aussitôt retirées que présentées par le magicien impatient qui, en un clin d’œil, fait le tour du monde, et qui, enchevêtrant coup sur coup l’histoire, la fable, la vérité, la fantaisie, le temps présent, le temps passé, encadre son œuvre tantôt dans une parade aussi saugrenue que celles de la foire, tantôt dans une féerie plus magnifique que toutes celles de l’Opéra. Amuser, s’amuser, « faire passer son âme par tous les modes imaginables », comme un foyer ardent où l’on jette tour à tour les substances les plus diverses pour lui faire rendre toutes les flammes, tous les pétillements et tous les parfums, voilà son premier instinct. « La vie, dit-il encore, est un enfant qu’il faut bercer jusqu’à ce qu’il s’en forme. »