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LVIII
JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.

La philosophie a besoin d’un écrivain qui se donne pour premier emploi le soin de la répandre, qui ne puisse la contenir en lui-même, qui l’épanche hors de soi à la façon d’une fontaine regorgeante, qui la verse à tous, tous les jours et sous toutes les formes, à larges flots, en fines gouttelettes, sans jamais tarir ni se ralentir, par tous les orifices et tous les canaux, prose, poésie, grands et petits vers, théâtre, histoire, romans, pamphlets, plaidoyers, traités, brochures, dictionnaire, correspondance, en public, en secret, pour qu’elle pénètre à toute profondeur et dans tous les terrains ; c’est Voltaire. « J’ai fait plus en mon temps, dit-il quelque part, que Luther et Calvin » ; et en cela il se trompe. La vérité est pourtant qu’il a quelque chose de leur esprit.

Il veut comme eux changer la religion régnante, il se conduit en fondateur de secte, il recrute et ligue des prosélytes, il écrit des lettres d’exhortation, de prédication et de direction ; il fait circuler des mots d’ordre, il donne « aux frères » une devise ; sa passion ressemble au zèle d’un apôtre et d’un prophète. Un pareil esprit n’est pas capable de réserve ; il est par nature militant et emporté ; il apostrophe, il injurie, il improvise, il écrit sous la dictée de son impression, il se permet tous les mots, au besoin les plus crus. Il pense par explosions ; ses émotions sont des sursauts, ses images sont des étincelles ; il se lâche tout entier, il se livre au lecteur, c’est pourquoi il le prend. Impossible de lui résister, la contagion est trop forte. Créature d’air et de flamme, la plus excitable qui fut jamais, composée d’atomes plus éthérés et plus vibrants que ceux des autres hommes, il n’y en a point dont la structure mentale soit plus fine ni dont l’équilibre soit à la fois plus instable et plus juste. On peut le comparer à ces balances de précision qu’un souffle dérange, mais auprès desquelles tous les autres appareils de mesure sont inexacts et grossiers.

Dans cette balance délicate, il ne faut mettre que des poids très-légers, de petits échantillons ; c’est à cette condition qu’elle pèse rigoureusement toutes les substances ; ainsi fait Voltaire, involontairement, par besoin d’esprit et pour lui-même autant que pour ses lecteurs. Une philosophie complète, une bibliothèque spéciale, une grande branche de l’érudition, de l’expérience ou de l’invention humaine, se réduit ainsi sous sa main à une phrase ou à un vers. De l’énorme masse rugueuse et empâtée de scories, il a extrait tout l’essentiel, un grain d’or ou de cuivre, spécimen du reste, et il nous le présente sous la forme la plus maniable et la plus commode, dans une comparaison, dans une métaphore, dans une épigramme qui devient un proverbe.