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JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.

Nos vrais poëmes sociaux, nos révélations révolutionnaires sont Pantagruel, Roland furieux, Don Quichotte, Gil Blas, Candide, et, toute licence à part, la Pucelle.

Ce que j’estime surtout en Voltaire, c’est l’excessive médiocrité de sa Henriade. Je douterais de lui si, dans ce genre devenu impraticable, il avait égalé seulement Dante ou le Tasse. Le poëme de Voltaire se résume en un mot : Écrasez l’infâme.

Les cent hommes de goût pour lesquels Voltaire se vantait d’écrire seraient cent mille, si Voltaire écrivait encore. (De la justice dans la Révolution.)

Je suis des yeux, pendant quarante années, le règne d’un homme qui est à lui seul la direction spirituelle, non de son pays, mais de son époque. Du fond de sa chambre, il gouverne le royaume des esprits ; les intelligences se règlent chaque jour sur la sienne ; une parole écrite de sa main parcourt en un moment l’Europe. Les princes l’aiment, les rois le craignent ; ils ne croient pas être sûrs de leur royaume, s’il n’est pas avec eux. Les peuples, de leur côté, adoptent sans discuter, et répètent à l’envi chacune des syllabes qui tombent de sa plume. Qui exerce cette incroyable puissance que l’on n’avait vue nulle part depuis le moyen âge ? est-ce un autre Grégoire VII ? est-ce un pape ? non, c’est Voltaire.

Comment la puissance des premiers a-t-elle passé à l’autre ? Se peut-il que la terre tout entière ait été dupe d’un mauvais génie, envoyé par l’enfer ? Pourquoi cet homme s’est-il assis sans contestation sur le trône des esprits ? C’est que d’abord il faisait bien souvent l’œuvre réservée dans le moyen âge à la papauté. Partout où éclate la violence, l’injustice, je le vois qui la frappe de l’anathème de l’esprit. Qu’importait que la violence s’appelât Inquisition, Saint-Barthélemy, guerre Sacrée ? il se plaçait dans une région supérieure à la papauté du moyen âge. Dominant toutes les sectes, tous les cultes, c’était la première fois qu’on voyait la justice idéale frapper la violence ou le mensonge partout où ils apparaissaient.

... Voltaire est l’ange d’extermination, envoyé par Dieu contre son Église pécheresse.

Il ébranle, avec un rire, les portes de l’Église..... C’est le rire de l’esprit universel qui prend en dédain toutes les formes particulières, comme autant de difformités ; c’est l’idéal qui se joue du réel. Au nom des générations muettes..... il s’arme de tout le sang qu’elle (l’Église) a versé, de tous les bûchers, de tous les échafauds qu’elle a élevés, et qui devaient tôt ou tard se retourner contre elle..... Ce qui fait de la colère de Voltaire un grand acte de la Providence, c’est qu’il frappe, il bafoue, il accable l’Église infidèle, par les armes de l’esprit chrétien. Humanité, charité, fraternité, ne sont-ce pas là les sentiments révélés par l’Évangile ? il les retourne avec une force irrésistible contre les violences des faux docteurs de l’Évangile..... L’esprit de Voltaire se promène ainsi sur la face de la cité divine ; il frappe à la fois de l’éclair, du glaive, du sarcasme ; il verse le fiel, l’ironie et la cendre. Quand il est las, une voix le réveille et lui crie : Continue ! Alors il recommence ; il s’acharne ; il creuse ce qu’il a déjà creusé ; il ébranle ce qu’il a déjà ébranlé ; il brise ce qu’il a déjà brisé ! Car une œuvre si longue, jamais interrompue et toujours heureuse, ce n’est pas l’affaire seulement d’un individu ; c’est la vengeance de Dieu trompé, qui a pris l’ironie de l’homme pour instrument de colère.