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DE VOLTAIRE.

La nuit du 30 au 31 se passa à embaumer le corps, et le dimanche, à onze heures trois quarts du soir, on mit M. de Voltaire dans sa robe de chambre ordinaire, un bonnet de nuit sur sa tête ; on le plaça dans une voiture faite en forme de dormeuse. Là on l’attacha par les cuisses et par les jambes, afin que le corps ne vacillât pas par l’effet du mouvement de la voiture, et qu’il ressemblât dans cet état à un malade que l’on transporte chez lui. On mit un domestique de confiance dans la voiture, et on transféra ainsi ce grand homme dans l’abbaye de Scellières, à deux ou trois lieues du Paraclet, lieu célèbre par la sépulture du fameux Abélard et de sa fidèle Héloïse. Cette abbaye de Scellières appartient, comme je vous l’ai déjà dit, à M. l’abbé Mignot, neveu du défunt. Cet abbé, avec M. d’Hornoy, son cousin, neveu de même de M. de Voltaire, avec autres parents plus éloignés, accompagnèrent le corps jusqu’à Scellières. Le corps arrivé à Scellières sentait si fort que le domestique de confiance en tomba malade en arrivant, et ne pouvait plus résister dans la voiture. On creusa sur-le-champ une fosse de huit pieds de profondeur, dans laquelle on descendit le corps de M. de Voltaire, qu’on couvrit de deux pieds de chaux vive. Ce corps a été consumé en deux heures, sans qu’il en soit resté de vestiges. Cette précaution devenait indispensable pour empêcher qu’il ne vînt dans l’idée à l’évêque diocésain de le faire déterrer, et empêcher par là qu’il ne se trouvât déposé en terre sainte. Un homme digne de foi, s’étant trouvé à Scellières par hasard à l’arrivée du corps de M. de Voltaire, a été témoin de ce fait. Le prieur de l’abbaye, homme d’esprit, fit avertir et rassembler tous les curés des environs et les prêtres des différentes églises d’alentour, et le lendemain même on fit à M. de Voltaire un fort beau service funèbre. Il y eut un grand concours de monde qui assista à ce service, et le lendemain tout le monde venait par curiosité voir le lieu où la dépouille mortelle de ce grand homme était déposée. Quand MM. l’abbé Mignot et d’Hornoy eurent rendu à leur oncle les derniers devoirs, ils revinrent promptement à Paris. Pendant ce temps, l’évêque de Troyes, dans le diocèse duquel se trouve l’abbaye de Scellières, écrivit au prieur de cette abbaye pour le tancer d’avoir enterré M. de Voltaire, à qui on avait refusé la sépulture dans sa paroisse à Paris. Le prieur répondit qu’il aurait regardé son refus comme illégal, puisque M. de Voltaire était mort dans la profession de la religion catholique, apostolique et romaine ; qu’il n’avait fait que son devoir en obéissant à M. l’abbé Mignot, son abbé, et que, s’il se trouvait encore dans le même cas, il se conduirait de la même manière. On a dit que l’évêque de Troyes n’avait envoyé ordre au prieur de refuser la sépulture à M. de Voltaire que dix ou douze heures après l’enterrement, et qu’il l’avait fait à dessein, afin de laisser tout le temps nécessaire pour consommer la cérémonie ; mais je ne vous garantis pas ce dernier fait, quoiqu’il paraisse assez constant par le nombre des témoins. On a fait aussi courir le bruit dans Paris que le prieur était destitué ; mais ce fait n’est pas encore constaté, et je ne vous l’assure pas.