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DE VOLTAIRE.

L’espèce de traité de fanatisme fait entre le curé et ces deux dames ne put jamais être assez secret pour que les conditions n’en transpirassent pas bientôt dans tout Paris. La famille en fut alarmée, les amis n’en furent pas surpris. Ce qui était assez embarrassant, c’est que M. de Voltaire avait deux neveux dont l’un est conseiller au parlement et l’autre conseiller au grand conseil. Le premier est M. d’Hornoy, gendre de M. de La Valette de Magnanville, garde du trésor royal, et l’autre est M. l’abbé Mignot. Ces deux messieurs se consultèrent avec Mme Denis, nièce de M. de Voltaire, et tous les amis de ce philosophe ; on projeta de s’assurer de la protection du parlement en cas de mort. M. d’Hornoy alla trouver M. Amelot, ministre ayant le département de Paris, et M. Le Noir, lieutenant de police. Il leur apprit ce qui s’était passé et le refus du curé de Saint-Sulpice d’enterrer M. de Voltaire s’il venait à mourir. Ces deux respectables magistrats envoyèrent chercher le curé, lui parlèrent, lui firent sentir l’illégalité de son refus et les suites fâcheuses qu’il pourrait avoir pour lui. Le curé convint que son refus était illégal, puisque deux mois auparavant M. de Voltaire s’était confessé et avait fait entre ses mains une profession de foi très-authentique. Malgré cela, le curé déclara qu’il avait des ordres supérieurs ; alors M. d’Hornoy alla trouver le procureur général et voulut s’assurer que sa requête serait admise. Mais il ne put pas tirer de ce magistrat une certitude assez grande pour lui faire risquer de présenter requête au parlement. Il voulut d’autant moins risquer cette démarche que, si sa requête était rejetée, il était obligé de se défaire de sa charge, ainsi que M. l’abbé Mignot. Dans cette alternative, il fut résolu que M. l’abbé Mignot ferait porter le corps de son oncle à son abbaye de Scellières, à deux ou trois lieues de Nogent-sur-Seine, et qu’il le déposerait dans cette abbaye jusqu’à nouvel ordre. Pendant tout ce temps la maladie de M. de Voltaire allait sans cesse en empirant. Il n’y avait presque plus d’espérance ; le pus remplissait la vessie, et il ne rendait rien. Tous ses parents et amis étaient dans une consternation profonde et voyaient avec douleur le moment de sa mort s’approcher. Enfin le samedi 30 mai, M. l’abbé Mignot alla chercher le curé de Saint-Sulpice et l’abbé Gaultier, qui avait confessé M. de Voltaire deux mois auparavant. Ces deux prêtres se transportèrent chez M. de Voltaire, qui était alors dans une langueur, un assoupissement et une stupeur vraiment effrayants. Il était d’ailleurs fort affaibli par la douleur et par le défaut de nourriture, que son estomac ne pouvait pas supporter. Lorsque les deux prêtres entrèrent dans la chambre du malade, ils y trouvèrent MM. . . . . .   . . . . . ., tous deux amis de M. de Voltaire. Ces messieurs demandèrent au curé si leur présence était de trop dans cette funeste circonstance. Le curé répondit que non. Alors on annonça à M. de Voltaire l’arrivée du curé de Saint-Sulpice. La première fois, il ne parut pas avoir entendu. On répéta ; alors M. de Voltaire répondit : Dites-lui que je le respecte, et il passa son bras autour du curé pour lui donner une marque d’attachement. Le curé s’approcha alors plus près du lit, et après lui avoir parlé de Dieu, de la mort et de sa fin prochaine, il lui demanda d’une voix assez haute : Monsieur, reconnaissez-vous la divinité de Jésus-Christ ? Aussitôt M. de Voltaire parut rassembler toutes ses forces, fit effort pour se remettre sur son séant, quitta brusquement le curé, qu’il tenait presque embrassé, et, se servant du même bras qu’il avait jeté autour du col du curé, il fit un geste de colère et d’indignation, et, paraissant repousser ce prêtre fanatique, il lui dit d’une voix forte, mais très-accusée : Laissez-moi mourir en paix, et il lui tourna aussitôt le dos. Alors le curé se retourna du côté des assistants, et leur dit, avec plus d’esprit et d’adresse qu’on avait lieu d’en attendre d’une tête aussi étrangement troublée par la superstition : Messieurs, vous voyez bien qu’il n’a pas sa tête. Il demanda alors une plume et du papier, écrivit une permission de transporter sans cérémonie le corps de M. de Voltaire partout où l’on voudrait ; il déclara par le même écrit qu’il l’abandonnait[1].

  1. Par ce mot abandonner, faire abandon d’un corps, former l’abandon d’un cadavre, les prêtres entendent l’excommunication de fait en style canonique.

    La famille de Voltaire a pris le change sur ce mot, dont la signification n’est plus devenue équivoque d’après le fait qui suit :

    Messieurs de l’Académie française s’étant adressés aux cordeliers pour faire faire un service à Voltaire, les cordeliers ont été à monsieur l’archevêque, qui les a renvoyés au curé de la paroisse du défunt. Le curé de Saint-Sulpice a répondu : « ... Il n’y a pas lieu à service, le corps n’a point pu jouir du droit de sépulture, je l’ai abandonné. On dit qu’il est enterré dans l’abbaye de Scellières. Le premier venu peut le déterrer et en faire ce qu’il voudra, ni s’assujettir aux formes de l’exhumation, par la raison qu’il ne peut être inhumé nulle part. »

    Le curé avait obtenu de la garde du malade qu’elle tiendrait registre de tout ce que Voltaire aurait proféré contre la religion pendant sa dernière maladie, en sorte que la garde eut été entendue en déposition avec d’autres témoins affidés, si quelqu’un eût présenté requête au parlement.

    Les dévots regardent comme un coup de la Providence et un miracle que les circonstances aient déplacé Voltaire pour le faire mourir à Paris, et donner ce spectacle de réprobation de son corps à la barbe de la philosophie moderne. On n’a point d’exemple en ce siècle d’un abandon de cadavre. (Note de M. Taine.)