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DE VOLTAIRE.

M. de Voltaire était sujet, depuis plusieurs années, à une maladie fort commune chez les vieillards. Cette maladie, qu’on nomme strangurie, lui causait dans la vessie une irritation fort douloureuse. M. de Voltaire, incapable de supporter des maux violents et prêt à tout faire pour faire cesser une douleur actuelle, prenait des calmants dans les accès de son mal, et il s’était même fait une espèce d’habitude de l’opium, qu’il s’administrait lui-même lorsque les douleurs qu’il souffrait dans la vessie devenaient fort aiguës. Pourvu qu’il fût soulagé au moment où il souffrait, il ne considérait pas si le remède auquel il devait ce soulagement passager ne lui était pas plus funeste que le mal lui-même, auquel il servait de palliatif. Il était encore accoutumé, depuis sa plus tendre jeunesse, à prendre une grande quantité de café, et il n’avait pas même perdu cette habitude dans un âge où cette liqueur, en général nuisible, pouvait aggraver le mal auquel il devenait de jour en jour plus exposé ; mais, soit que l’usage du café lui fût devenu nécessaire, soit que l’habitude d’en prendre lui en eût rendu la privation trop pénible, il est certain qu’il en usait immodérément. Environ douze ou quinze jours avant sa mort, il avait proposé à l’Académie française de changer le plan du Dictionnaire auquel cette savante compagnie travaille sans cesse. Il avait exposé ses idées à ce sujet avec beaucoup d’éloquence et de clarté. On lui fit quelques objections fort sensées ; il y répondit de son mieux, et, par respect pour une autorité d’un si grand poids, on parut se prêter à ses vues, on les adopta même, on en tint registre, et les excellents écrivains qui composent ce corps partagèrent un travail qui semblait devoir accélérer la publication du Dictionnaire et contribuer même à le rendre plus utile et plus instructif. La séance suivante, il voulut achever de persuader ceux qui n’avaient pas goûté son plan de travail : il s’était même chargé de lire à l’Académie plusieurs articles qu’il voulait faire d’après son nouveau plan. Ce projet l’occupait sans cesse, il en parlait à tous ses amis. L’exécution lui en paraissait facile, et son éloquence avait tellement échauffé ses confrères que tout le monde paraissait disposé à se conformer à ses vues. Le jour qu’il alla à l’Académie, dans le dessein de faire sentir plus fortement encore les avantages du plan qu’il avait conçu, il crut qu’il devait employer toute son éloquence, et, pour s’exalter l’imagination, il prit dans la matinée huit tasses de café. Il alla ensuite à l’Académie, parla fort longtemps avec une force, un enthousiasme qui tenaient de l’inspiration et de l’orgasme. Ses yeux s’enflammèrent plus encore que de coutume, la flamme du génie brillait sur son front. Toutes les objections qu’on lui faisait disparaissaient devant la force de son éloquence : on se tut ; il acheva de faire sentir l’utilité et la nécessité de suivre son plan, et toute l’assemblée se rangea de son opinion avec la déférence qu’un aussi grand homme méritait à tant de titres.