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HISTOIRE POSTHUME

Dimanche au soir 31 mai, M. l’abbé Mignot, conseiller au grand conseil, notre abbé commendataire, qui tient à loyer un appartement dans l’intérieur de notre monastère, parce que son abbatiale n’est pas habitable, arriva en poste pour occuper cet appartement. Il me dit, après les premiers compliments, qu’il avait eu le malheur de perdre M. de Voltaire, son oncle ; que ce monsieur avait désiré dans ses derniers moments d’être porté après sa mort dans sa terre de Ferney, mais que le corps, qui n’avait pas été enseveli, quoique embaumé, ne serait pas en état de faire un voyage aussi long ; qu’il désirait, ainsi que sa famille, que nous voulussions bien recevoir le corps en dépôt dans le caveau de notre église ; que ce corps était en marche, accompagné de trois parents, qui arriveraient bientôt. Aussitôt l’abbé Mignot m’exhiba un consentement de M. le curé de Saint-Sulpice, signé de ce pasteur, pour que le corps de M. de Voltaire pût être transporté sans cérémonie ; il m’exhiba, en outre, une copie collationnée par ce même curé de Saint-Sulpice, d’une profession de foi catholique, apostolique et romaine, que M. de Voltaire a faite entre les mains d’un prêtre approuvé, en présence de deux témoins, dont l’un est M. Mignot, notre abbé, neveu du pénitent, et l’autre un M. le marquis de Villevieille. Il me montra en outre une lettre du ministre de Paris, M. Amelot, adressée à lui et à M. Dompierre d’Hornoy, neveu de M. l’abbé Mignot, et petit-neveu du défunt, par laquelle ces messieurs étaient autorisés à transporter leur oncle à Ferney ou ailleurs. D’après ces pièces, qui m’ont paru et qui me paraissent encore authentiques, j’aurais cru manquer au devoir de pasteur si j’avais refusé les secours spirituels dus à tout chrétien, et surtout à l’oncle d’un magistrat qui est depuis vingt-trois ans abbé de cette abbaye, et que nous avons beaucoup de raisons de considérer ; il ne m’est pas venu dans la pensée que M. le curé de Saint-Sulpice ait pu refuser la sépulture à un homme dont il avait légalisé la profession de foi, faite tout au plus six semaines avant son décès, et dont il avait permis le transport tout récemment au moment de sa mort : d’ailleurs je ne savais pas qu’on pût refuser la sépulture à un homme quelconque, mort dans le corps de l’Église, et j’avoue que, selon mes faibles lumières, je ne crois pas encore que cela soit possible. J’ai préparé en hâte tout ce qui était nécessaire. Le lendemain matin, sont arrivés dans la cour de l’abbaye deux carrosses, dont l’un contenait le corps du défunt, et l’autre était occupé par M. d’Hornoy, conseiller au parlement de Paris, petit-neveu de M. de Voltaire ; par M. Marchant de Varennes, maître d’hôtel du roi, et M. de La Houlière, brigadier des armées, tous deux cousins du défunt : après midi, M. l’abbé Mignot m’a fait à l’église la présentation solennelle du corps de son oncle, qu’on avait déposé ; nous avons chanté les vêpres des morts ; le corps a été gardé toute la nuit dans l’église, environné de flambeaux. Le matin, depuis cinq heures, tous les ecclésiastiques des environs, dont plusieurs sont amis de M. l’abbé Mignot, ayant été autrefois séminaristes à Troyes, ont dit la messe en présence du corps, et j’ai célébré une messe solennelle à onze heures avant l’inhumation, qui a été faite devant une nombreuse assemblée. La famille de M. de Voltaire est repartie ce matin, contente des honneurs rendus à sa mémoire, et des prières que nous avons faites à Dieu pour le repos de son âme. Voilà les faits, monseigneur, dans la plus exacte vérité. Permettez-moi, quoique nos maisons ne soient pas soumises à la juridiction de l’ordinaire, de justifier ma conduite aux yeux de Votre Grandeur : quels que soient les privilèges d’un ordre, ses membres doivent toujours se faire gloire de respecter l’épiscopat, et se font honneur de soumettre leurs démarches, ainsi que leurs mœurs, à l’examen de nosseigneurs les évêques. Comment pouvais-je supposer qu’on refusait ou qu’on pouvait refuser à M. de Voltaire la sépulture qui m’était demandée par son neveu, notre abbé commendataire depuis vingt-trois ans, magistrat depuis trente ans, ecclésiastique qui a beaucoup vécu dans cette abbaye, et qui jouit d’une grande considération dans notre ordre ; par un conseiller au parlement de Paris, petit-neveu du défunt ; par des officiers d’un grade supérieur, tous parents, et tous gens respectables ? Sous quel prétexte aurais-je pu croire que monsieur le curé de Saint-Sulpice eût refusé la sépulture à M. de Voltaire, tandis que ce pasteur a légalisé de sa propre main une profession de foi faite par le défunt, il n’y a que deux mois ; tandis qu’il a écrit et signé de sa propre main un consentement que son corps fût transporté sans cérémonie ? Je ne sais ce qu’on impute à M. de Voltaire ; je connais plus ses ouvrages par sa réputation qu’autrement ; je ne les ai pas lu tous ; j’ai ouï dire à monsieur son neveu, notre abbé, qu’on lui en imputait de très-répréhensibles, qu’il avait toujours désavoués ; mais je sais, d’après les canons, qu’on ne refuse la sépulture qu’aux excommuniés, lata sententia, et je crois être sûr que M. de Voltaire n’est pas dans ce cas. Je crois avoir fait mon devoir en l’inhumant, sur la réquisition d’une famille respectable, et je ne puis m’en repentir. J’espère, monseigneur, que cette action n’aura pas pour moi des suites fâcheuses ; la plus fâcheuse sans doute serait de perdre votre estime ; mais, d’après l’explication que j’ai l’honneur de faire à Votre Grandeur, elle est trop juste pour me la refuser.