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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

toutes ces sensations, lorsque M. de Voltaire eut la bonté de mettre fin à mon embarras en m’ouvrant ses deux bras, et en remerciant Dieu d’avoir créé un être qui l’avait ému et attendri en proférant d’assez mauvais vers.

Il me fit ensuite plusieurs questions sur mon état, sur celui de mon père, sur la manière dont j’avais été élevé, et sur mes idées de fortune. Après l’avoir satisfait sur tous ces points, et après ma part d’une douzaine de tasses de chocolat mélangé avec du café, seule nourriture de M. de Voltaire depuis cinq heures du matin jusqu’à trois heures après midi, je lui répondis, avec une fermeté intrépide, que je ne connaissais d’autre bonheur sur la terre que de jouer la comédie ; qu’un hasard cruel et douloureux me laissant le maître de mes actions, et jouissant d’un petit patrimoine d’environ sept cent cinquante livres de rente, j’avais lieu d’espérer qu’en abandonnant le commerce et le talent de mon père, je ne perdrais rien au change si je pouvais un jour être admis dans la troupe des comédiens du roi.

« Ah ! mon ami, s’écria M. de Voltaire, ne prenez jamais ce parti-là ; croyez-moi, jouez la comédie pour votre plaisir, mais n’en faites jamais votre état. C’est le plus beau, le plus rare, le plus difficile des talents ; mais il est avili par des barbares, et proscrit par des hypocrites. Un jour la France estimera votre art, mais alors il n’y aura plus de Baron, plus de Lecouvreur, plus de Dangeville. Si vous voulez renoncer à votre projet, je vous prêterai dix mille francs pour commencer votre commerce, et vous me les rendrez quand vous pourrez. Allez, mon ami, revenez me voir vers la fin de la semaine ; faites bien vos réflexions, et donnez-moi une réponse positive. »

Étourdi, confus, et pénétré jusqu’aux larmes des bontés et des offres généreuses de ce grand homme, que l’on disait avare, dur, et sans pitié, je voulus m’épancher en remerciements. Je commençai quatre phrases sans pouvoir en terminer une seule. Enfin je pris le parti de lui faire ma révérence en balbutiant ; et j’allais me retirer, lorsqu’il me rappela pour me prier de lui réciter quelques lambeaux des rôles que j’avais déjà joués. Sans trop examiner la question, je lui proposai, assez maladroitement, de lui déclamer le grand couplet de Gustave, au second acte. Point, point de Piron, me dit-il avec une voix tonnante et terrible ; je n’aime pas les mauvais vers ; dites-moi tout ce que vous savez de Racine.

Je me souvins heureusement qu’étant au collége Mazarin j’avais appris la tragédie entière d’Athalie, après avoir entendu répéter nombre de fois cette pièce aux écoliers qui devaient la jouer. Je commençai donc la première scène, en jouant alternativement Abner et Joad. Mais je n’avais pas encore tout à fait rempli ma tâche que M. de Voltaire s’écria aussitôt, avec un enthousiasme divin : « Ah ! mon Dieu, les beaux vers ! Ce qu’il y a de bien étonnant, c’est que toute la pièce est écrite avec la même chaleur, la même pureté, depuis la première scène jusqu’à la dernière ; c’est que la poésie en est partout inimitable. Adieu, mon cher enfant, ajouta-t-il en m’embrassant ; je vous prédis que vous aurez la voix déchirante, que vous ferez un jour les plaisirs de Paris ; mais ne montez jamais sur un théâtre public ! »