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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

la seconde, à l’hôtel de Clermont-Tonnerre, au Marais ; la troisième, à l’hôtel de Jabach, rue Saint-Merry. C’est de ce dernier théâtre dont je suis le fondateur.

De tous les jeunes gens qui jouissaient alors de quelque célébrité sur ces différents théâtres, et dont quelques-uns se sont fixés dans nos provinces, je suis le seul qui soit resté à Paris ; et c’est une faveur que je dois plus à ma bonne étoile qu’à la supériorité de mon talent. Voici comment la chose est arrivée :

Le propriétaire de l’hôtel de Jabach, forcé de faire des réparations urgentes dans l’intérieur de la salle que nous occupions, nous mit dans la nécessité de demander à messieurs les comédiens de Clermont-Tonnerre la permission de jouer alternativement avec eux sur leur théâtre ; traité qui fut stipulé entre eux et nous au mois de juillet 1749, en payant la moitié des frais. Nous y débutâmes par Sidney et George Dandin.

Il n’est pas difficile de se figurer que la concurrence de ces deux sociétés excita dans le public quelques contestations dont le résultat ne pouvait être favorable aux uns sans diminuer de la considération dont les autres avaient joui jusqu’alors. On était partagé sur les talents de messieurs tels et tels, sur ceux des demoiselles telles et telles. Les unes étaient plus jolies, plus décentes que les autres ; mais ces dernières avaient plus d’usage du théâtre, plus de grâce, plus de finesse, etc. C’est ainsi que le public s’amusait, et prenait parti, soit pour messieurs de Tonnerre, soit pour messieurs de Jabach. Mais qui pourra jamais croire qu’une société de jeunes gens, qui réunissait le plaisir et la décence, put exciter la jalousie et les plaintes des grands chantres de Melpomène !

Le crédit de ces derniers nous fit fermer notre théâtre ; et ce fut un prêtre janséniste qui en obtint la réhabilitation. M. l’abbé de Chauvelin, conseiller-clerc au parlement de Paris, daigna s’intéresser pour des élèves contre leurs maîtres, et nous fit jouer le Mauvais Riche, comédie nouvelle en cinq actes et en vers, de M. d’Arnaud. La pièce eut peu de succès, au jugement de la plus brillante assemblée qu’il y eût alors à Paris. C’était au mois de février 1750.

M. de Voltaire y fut invité par l’auteur ; et, soit indulgence pour M. d’Arnaud, soit pure bonté pour les acteurs qui s’étaient donné toute la peine imaginable pour faire valoir un ouvrage faible et sans intérêt, ce grand homme parut assez content, et s’informa scrupuleusement qui était celui qui avait joué le rôle de l’amoureux. On lui répondit que c’était le fils d’un marchand orfèvre de Paris, lequel jouait la comédie pour son plaisir, mais qui aspirait réellement à en faire son état. Il témoigna à M. d’Arnaud le désir de me connaître, et le pria de m’engager à l’aller voir le surlendemain.

Le plaisir que me causa cette invitation fut encore plus grand que ma surprise ; mais ce que je ne pourrais peindre, c’est ce qui se passa dans mon âme à la vue de cet homme, dont les yeux étincelaient de feu, d’imagination et de génie. En lui adressant la parole, je me sentis pénétré de respect, d’enthousiasme, d’admiration, et de crainte ; j’éprouvais à la fois