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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Je l’ai vu ce matin, sous les voûtes d’une vigne immense, assis dans un large fauteuil, sur une pelouse molle et verdoyante, aux rayons du soleil, qu’il ne trouve jamais trop chaud. Là, entouré de ses nombreux moutons, il tenait d’une main sa plume, et de l’autre ses épreuves d’imprimerie. J’approche ; c’étaient les Quand, les Pourquoi, toutes les ironies dont il a tant accablé son confrère Lefranc de Pompignan[1]. « Oh ! pour le coup, lui ai-je dit, c’est bien le loup qui s’est fait berger. »

Ce qui vaut la peine de vous être raconté, et par où j’aurais dû commencer, c’est une fête dont j’ai été témoin[2]. Représentez-vous le fondateur de Ferney recevant, à l’entrée de son château, les hommages de sa colonie. Étrangers et Français, catholiques et protestants, tous sont animés de cette joie tumultueuse qui exprime moins l’amour que l’idolâtrie ; tous, sous les armes, en uniforme bleu et rouge, formaient une longue et brillante cavalcade.

Un illustre voyageur[3], l’une de ces Altesses d’Allemagne qui trafiquent de leurs sujets et les mettent à l’enchère, arrive sur ces entrefaites ; et frappé de l’ordre et de l’appareil de toute cette petite troupe, il dit à M. de Voltaire : « Ce sont vos soldats ? — Ce sont mes amis », répond le philosophe.

Les filles et les garçons avaient des habits de bergers. Chacun apportait son offrande ; et comme au temps des premiers pasteurs, c’étaient des œufs, du lait, des fleurs et des fruits.

Au milieu de ce cortége, digne des crayons du Poussin, paraissait la belle adoptée du Patriarche. Elle tenait, dans une corbeille, deux colombes aux ailes blanches, au bec de rose. La timidité, la rougeur, ajoutaient encore au charme de sa figure. Il était difficile de n’être pas ému d’un si charmant tableau.

Je ne vous parlerai point de l’affluence, du concours des villages voisins. Les chaînes de la servitude qu’il entreprend de briser pour vingt mille sujets du roi, les entraves de la ferme générale rejetées de tout le pays, la liberté, l’aisance rendues au commerce, ne l’environnaient que de cœurs reconnaissants.


    avec le grade de maréchal des logis de cavalerie, il s’était fait connaître par d’assez jolis vers de société, et surtout par ses vices, qui firent souvent scandale. Il visita une première fois Ferney en 1765 et y revint en 1777, à la suite d’une assez fâcheuse scène où il avait cravaché Mlle  Thévenin en plein Vaux-Hall.

    Les lettres que nous reproduisons font partie des Œuvres du marquis de Villette, Édimbourg, 1788.

  1. Cette série de facéties et d’épigrammes contre Lefranc de Pompignan, les Quand, les Car, les Ah ! Ah ! les Pour, les Qui, les Que, les Quoi, les Oui, les Non, avaient pour origine le discours prononcé par celui-ci lors de sa réception à l’Académie française, en 1760, et dans lequel il avait attaqué le parti philosophique. Quant aux Pourquoi, dont parle ici Villette, ils étaient de l’abbé Morellet.
  2. Cette fête eut lieu le 4 octobre 1777, jour de la Saint-François. Voyez tome XLIX, page 395, et les Mémoires de Bachaumont, tome VIII, page 213.
  3. Louis de Hesse-Darmstadt, fils aîné de Louis, landgrave de Hesse-Darmstadt, et de Christine-Caroline de Deux-Ponts, né le 14 juin 1753. Il venait d’épouser, le 19 février 1777, sa cousine germaine, Louise-Henriette de Hesse-Darmstadt, née le 15 février 1761.