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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.
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chargé d’une nombreuse famille. Il l’a couchée sur son testament, et l’aurait voulu marier à son neveu, M. de Florian. C’est une fille aimable, jeune, pleine de grâces et d’esprit. Elle est en embonpoint, et c’est quelque chose de charmant de voir avec quelle paillardise le vieillard de Ferney lui prend, lui serre amoureusement ses bras charnus. Il ne faut pas vous omettre que dans notre conversation nous fûmes surpris de le voir s’exprimer en termes injurieux sur le parlement Maupeou, qu’il a tant prôné ; mais nous avions avec nous un conseiller du parlement actuel, et nous admirâmes sa politique. Du reste, on nous a rapporté deux bons mots de cet aimable Anacréon, qu’on nous a donnés pour récents, et qui vous prouveront que son attaque d’apoplexie, qui ne consistait que dans des étourdissements violents, n’a pas affaibli la pointe de son esprit. Mme  Paulze, femme d’un fermier général, venue dans ces cantons où elle a une terre, a désiré voir M. de Voltaire ; mais, sachant la difficulté d’être introduite, elle l’a fait prévenir de son envie ; et pour se donner plus d’importance auprès de lui, a fait dire qu’elle était nièce de l’abbé Terray. À ce mot de Terray, frémissant de tout son corps, il a répondu : « Dites à Mme  de Paulze, qu’il ne me reste plus qu’une dent, et que je la garde contre son oncle. » Un autre particulier, l’abbé Coyer, dit-on, ayant très-indiscrètement témoigné son désir de rester chez M. de Voltaire, et d’y passer six semaines ; celui-ci l’ayant su, lui dit avec gaieté : « Vous ne voulez pas ressembler à Don Quichotte ; il prenait toutes les auberges pour des châteaux, et vous prenez les châteaux pour des auberges[1]. »

Genève, 1er septembre 1777. — Nous avons été ces jours-ci chez le philosophe de Ferney. Mme  Denis, sa nièce, nous a très-bien accueillis, mais elle n’a pu nous promettre de nous procurer une conversation avec son oncle. Elle a cependant bien voulu lui faire dire que des milords anglais souhaiteraient le saluer. Il s’est excusé sur sa santé, à l’ordinaire, et nous avons été obligés de nous conformer à l’étiquette qu’il a établie depuis quelque temps pour satisfaire notre curiosité, car son amour-propre est très-flatté de l’empressement du public. Mais cependant il ne veut pas perdre son temps en visites oiseuses, ou en pourparlers qui l’ennuieraient. À une heure indiquée il sort de son cabinet d’étude, et passe par son salon pour se rendre à la promenade. C’est là qu’on se tient sur son passage, comme sur celui d’un souverain, pour le contempler un instant. Plusieurs carrossées entrèrent après nous, et il se forma une haie à travers de laquelle il s’avança en effet. Nous admirâmes son air droit et bien portant. Il avait un habit, veste et culotte de velours ciselé, et des bas blancs. Comme il savait d’avance que des milords avaient voulu le voir, il prit toute la compagnie pour anglaise, et il s’écria dans cette langue : Vous voyez un pauvre homme ! Puis, parlant à l’oreille d’un petit enfant, il lui dit : Vous serez quelque jour un Marlborough ; pour moi, je ne suis qu’un chien de Français.

  1. Ces deux lettres sont de Trudaine de Montigny.