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JUGEMENTS SUR VOLTAIRE.

Voltaire avait cherché la gloire par toutes les routes ouvertes au génie, et l’avait méritée par d’immenses travaux et par des succès éclatants ; mais sur toutes ces routes il avait rencontré l’envie et toutes les furies dont elle est escortée. Jamais homme de lettres n’avait essuyé tant d’outrages, sans autre crime que de grands talents et l’ardeur de les signaler. On croyait être ses rivaux en se montrant ses ennemis ; ceux qu’en passant il foulait aux pieds l’insultaient encore dans leur fange. Sa vie entière fut une lutte, et il y fut infatigable. Le combat ne fut pas toujours digne de lui, et il y eut encore plus d’insectes à écraser que de serpents à étouffer. Mais il ne sut jamais ni dédaigner ni provoquer l’offense : les plus vils de ses agresseurs ont été flétris de sa main ; l’arme du ridicule fut l’instrument de ses vengeances, et il s’en fit un jeu redoutable et cruel. Mais le plus grand des biens, le repos, lui fut inconnu. (Mémoires.)

Il était frondeur à Londres, courtisan à Versailles, chrétien à Nancy, incrédule à Berlin. Dans la société, il jouait tour à tour les rôles d’Aristippe et de Diogène...

Il passait de la morale à la plaisanterie, de la philosophie à l’enthousiasme, de la douceur à l’emportement, de la flatterie à la satire, de l’amour de l’argent à l’amour du luxe, de la modestie d’un sage à la vanité d’un grand seigneur...

Ces contrastes singuliers ne se faisaient pas moins remarquer dans son physique que dans son moral. J’ai cru remarquer que sa physionomie participait à celle de l’aigle et à celle du singe : et qui sait si ces contrastes ne seraient pas le principe de son goût favori pour les antithèses ?... Combien de fois ne s’est-il pas permis d’allier à la gravité de Platon les lazzis d’Arlequin !

SABATIER DE CASTRES.

De grands talents, et l’abus de ces talents porté aux derniers excès ; des traits dignes d’admiration, une licence monstrueuse ; des lumières capables d’honorer son siècle, des travers qui en sont la honte ; des sentiments qui ennoblissent l’humanité, des faiblesses qui la dégradent ; tous les charmes de l’esprit, et toutes les petitesses des passions ; l’imagination la plus brillante, le langage le plus cynique et le plus révoltant ; de la philosophie, et de l’absurdité ; la variété de l’érudition, et les bévues de l’ignorance ; une poésie riche, et des plagiats manifestes ; de beaux ouvrages, et des productions odieuses ; de la hardiesse, et une basse adulation ; des hommages à la religion, et des blasphèmes ; des leçons de vertu, et l’apologie du vice ; des anathèmes contre l’envie, et l’envie avec tous ses accès ; des protestations de zèle pour la vérité, et tous les artifices de la mauvaise foi ; l’enthousiasme de la tolérance, et les emportements de la persécution : telles sont les étonnantes contrariétés qui, dans un siècle moins inconséquent que le nôtre, décideront du rang que cet homme unique doit occuper dans l’ordre des talents et dans celui de la société. (Les Trois Siècles de la littérature.)