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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

envers la jeune personne issue de Corneille, et plusieurs autres exemples que je pourrais citer, sont tous des preuves de la vérité de ce que j’avance.

Quelques personnes vous disent que les soins qu’il s’est donnés dans cette occasion et dans d’autres semblables n’étaient que pour satisfaire sa vanité ; cependant celui qui s’empresse à justifier l’innocence persécutée, à exciter l’indignation des grands contre l’oppression, et à secourir le mérite indigent, doit réellement être estimé bienfaisant, tirât-il même vanité de pareilles actions, et s’en glorifiât-il outre mesure. Cet homme est, sans contredit, plus utile à la société que le plus humble moine qui n’a d’autre vertu que celle de ne s’occuper, dans un désert reculé, que de son propre salut.

La critique que Voltaire a faite des ouvrages de Shakespeare ne lui fait aucun honneur ; elle ne sert qu’à montrer qu’il ne connaissait qu’imparfaitement l’auteur dont il condamne si étourdiment les productions. Les irrégularités de Shakespeare et son peu d’égard pour les trois unités dans ses drames sautent aux yeux des critiques les moins éclairés de nos jours ; mais les préjugés nationaux de Voltaire, et la connaissance peu profonde de notre langue, l’aveuglent sur quelques-unes des plus sublimes beautés de notre poëte anglais, et quoique ses remarques ne soient pas toujours justes et délicates, elles sont cependant la plupart assez ingénieuses.

Un soir, à Ferney, où il fut question dans la conversation du génie de Shakespeare, Voltaire déclama contre l’impropriété et l’absurdité qu’il y avait d’introduire dans la tragédie des caractères vulgaires et un dialogue bas et rampant ; il cita plusieurs exemples où notre poëte avait contrevenu à cette règle, même dans les pièces les plus touchantes. Un monsieur de la compagnie, qui est un admirateur zélé de Shakespeare, observa, en cherchant à excuser notre célèbre compatriote, que, quoique ses caractères fussent pris dans le peuple, ils n’en étaient pas moins dans la nature. « Avec votre permission, monsieur, lui répliqua Voltaire, mon cul est bien dans la nature, et cependant je porte des culottes. »

Voltaire avait ci-devant un petit théâtre dans son château, où les gens de sa société jouaient des pièces de théâtre ; lui-même se chargeait ordinairement d’un des principaux rôles ; mais, suivant ce qu’on m’en a dit, ce n’était pas là son talent, la nature l’ayant doué de la faculté de peindre les sentiments des héros, et non de celle de les exprimer.

M. Cramer, de Genève, était ordinairement acteur dans ces occasions. Je l’ai souvent vu jouer sur un théâtre de société de cette ville avec un succès mérité. Peu de ceux qui ont fait leur unique étude du théâtre, et qui paraissent tous les jours en public, auraient été capables de jouer avec autant d’énergie et de vérité que lui.

La célèbre Clairon même n’a pas dédaigné de monter sur le théâtre de Voltaire, et d’y déployer à la fois le génie de cet auteur et ses talents d’actrice.

Ces représentations de Ferney, auxquelles plusieurs habitants de Genève étaient de temps en temps invités, ont vraisemblablement augmenté le goût que ces républicains avaient pour des amusements de cette espèce, et donné