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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

autre cause accidentelle de chagrin. Quelle qu’en soit la raison, il est certain qu’il croit moins à l’optimisme à cette heure du jour qu’à toute autre. C’est vraisemblablement le matin qu’il a observé que « c’était dommage que le quinquina fût originaire d’Amérique, et la fièvre de nos climats ».

Ceux qu’il invite à souper ont occasion de le voir sous le point de vue le plus favorable. Alors il se plaît à entretenir la compagnie, et paraît aussi empressé que jamais à dire ce qu’on nomme de jolies choses ; et si une remarque juste et convenable, ou un bon mot échappe à l’un des convives, il est tout aussi content et y applaudit d’aussi bon cœur que s’il venait de lui ; il est assez indulgent pour se prêter à l’enjouement de la compagnie. Environné de ses amis et animé par la présence de quelques femmes aimables, il semble jouir de la vie avec toute la sensibilité d’un jeune homme, son génie s’affranchit alors des entraves de la vieillesse et des infirmités, et s’exhale en plaisanteries, en critiques délicates et en fines railleries.

Il a le talent supérieur de se mettre à la portée de ceux avec lesquels il se trouve, et de ne les entretenir que de choses qui doivent naturellement leur plaire. La première fois que le duc d’Hamilton lui rendit visite, il fit tomber la conversation sur les alliances de la France avec l’Écosse, cita plusieurs anecdotes du voyage d’un des prédécesseurs du duc lorsqu’il accompagna à la cour de France Marie, reine d’Écosse, dont il était alors l’héritier présomptif ; il lui parla de l’héroïsme de ses ancêtres, les anciens comtes de Douglas ; de la célébrité que plusieurs de ses compatriotes vivants s’étaient acquise dans la littérature, et surtout des Hume et des Robertson, dont il fit les plus grands éloges.

Un moment après entrèrent deux Russes de la première condition, qui se trouvaient dans ce temps-là à Genève. Voltaire leur parla beaucoup de la czarine et de l’état florissant de leur patrie… « Ci-devant, leur dit-il, vos compatriotes étaient guidés par des prêtres ignorants…, les beaux-arts leur étaient inconnus, et vos terres étaient en friche… ; à présent, les beaux-arts prospèrent chez vous, et vos terres sont cultivées… » L’un de ces jeunes seigneurs lui répliqua qu’il y avait encore bien des terres incultes en Russie... « Cependant, ajouta Voltaire, avouez que dans ces derniers temps votre patrie a produit une abondante récolte de lauriers. »

Son aversion pour le clergé est assez connue… Cette passion le porte à faire cause commune avec des gens dont les objections triviales prouvent qu’ils ont beaucoup moins d’esprit que lui, et qui, dénuées du sel dont ce grand génie les assaisonne, ne sont que fades et dégoûtantes. La conversation ayant par hasard roulé sur ce sujet, quelqu’un de la compagnie dit : « Si l’on était l’orgueil aux prêtres, que leur resterait-il ? rien… — Vous comptez donc la gourmandise pour rien », lui répliqua Voltaire.

Il préfère la Poétique de Marmontel à tous les autres ouvrages de cet auteur. En parlant de ceux-ci, il nous a dit que ce poëte, semblable à Moïse, n’avait jamais eu lui-même la félicité d’entrer dans la terre promise, quoiqu’il en eût montré la route aux autres.

On ne conçoit que trop les allusions et les sarcasmes déplacés de Voltaire