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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Ferney. Quelquefois il se promène dans son jardin, ou, si le temps ne lui permet pas de sortir, il emploie ses moments de récréation à jouer aux échecs avec le Père Adam ou à recevoir les étrangers qui se succèdent continuellement, et attendent à sa porte le moment favorable de pouvoir être admis, ou à lire et à dicter des lettres : car il a une correspondance suivie avec tous les pays de l’Europe, d’où on lui rend compte de tous les événements remarquables et d’où on lui envoie toutes les productions littéraires dès qu’elles paraissent.

La plus grande partie de son temps est employée à l’étude, et, soit qu’il lise lui-même ou qu’il se fasse lire, il a toujours la plume à la main pour faire des notes ou des remarques. Composer est son amusement favori ; il n’est pas d’auteur obligé d’écrire pour subsister, pas de poëte avide de se faire connaître, qui soit aussi assidu que lui au travail, ou plus désireux d’acquérir de nouvelle gloire que l’opulent et admiré seigneur de Ferney.

Il est on ne peut pas plus hospitalier, son cuisinier est excellent. Il a ordinairement deux ou trois personnes qui viennent de Paris pour le voir et passent un mois ou six semaines chez lui. Lorsqu’elles partent, leur place est bientôt remplie ; de sorte qu’il reçoit constamment de nouvelles visites ; ces étrangers, avec les gens de sa maison et ses amis de Genève, composent une compagnie de douze à quatorze personnes qui dînent journellement à sa table, soit qu’il y paraisse ou mange seul dans sa chambre. Car lorsqu’il est occupé à préparer une nouvelle production pour la presse, indisposé ou de mauvaise humeur, il ne dîne point à table, mais se contente de paraître pendant quelques minutes avant ou après le repas.

Tous ceux qui lui apportent des lettres de recommandation de ses amis peuvent être sûrs, pourvu qu’il ne soit pas réellement malade, d’en être bien reçus. Les étrangers qui n’ont pu s’en procurer s’assemblent assez souvent l’après-midi dans son antichambre pour tâcher de le voir, et il arrive qu’ils y réussissent ; quelquefois aussi sont-ils obligés de se retirer sans avoir satisfait leur curiosité. Tous ceux qui sont dans ce cas ne manquent jamais de l’accuser de caprice, et font mille mauvais contes, souvent inventés, pour se venger de ce qu’il n’a pas jugé à propos de se laisser voir, et de se montrer comme un ours que l’on promène à la foire. Je suis bien moins surpris qu’il refuse quelquefois que de sa complaisance à se prêter si souvent à cette indiscrète curiosité : en lui, elle ne peut-être qu’une preuve de son désir d’obliger, puisqu’il est accoutumé depuis si longtemps aux applaudissements qu’on ne saurait supposer que ceux d’un petit nombre d’étrangers puissent lui causer une satisfaction bien vive.

Sa nièce, Mme Denis, fait les honneurs de sa table, et entretient la compagnie lorsque son oncle est hors d’état ou ne juge pas à propos de paraître. C’est une femme sensée, polie avec tout le monde, dont la tendresse et les égards pour son oncle ne se sont jamais démentis.

Le matin n’est point le moment propre à lui rendre visite. Il ne saurait souffrir qu’on l’interrompe dans ses occupations. Cela seul suffit pour le mettre de mauvaise humeur ; d’ailleurs, il est alors assez sujet à s’emporter, soit que les infirmités de son âge le fassent souffrir, ou qu’il ait quelque