Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/474

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
400
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

m’a proposé de rester jusqu’au lendemain après dîner, mais j’ai voulu retourner à Genève. Tous les portraits et tous les bustes de M. de Voltaire sont très-ressemblants, mais aucun artiste n’a bien rendu ses yeux : je m’attendais à les trouver brillants et remplis de feu ; ils sont en effet les plus spirituels que j’aie vus, mais ils ont, en même temps, quelque chose de velouté et une douceur inexprimable ; l’âme de Zaïre est tout entière dans ces yeux-là ; son sourire et son rire, extrêmement malicieux, changent tout à fait cette charmante expression. Il est fort cassé, et sa manière gothique de se mettre le vieillit encore. Il a une voix sépulcrale qui lui donne un ton singulier, d’autant plus qu’il a l’habitude de parler excessivement haut, quoiqu’il ne soit pas sourd. Quand il n’est question ni de la religion ni de ses ennemis, la conversation est simple et naturelle, sans nulle prétention, et par conséquent (avec un esprit tel que le sien) parfaitement aimable. Il m’a paru qu’il ne supportait pas que l’on eût, sur aucun point, une opinion différente de la sienne ; pour peu qu’on le contredise, son ton prend de l’aigreur et devient tranchant ; il a certainement beaucoup perdu de l’usage du monde qu’il a dû avoir, et rien n’est plus simple : depuis qu’il est dans cette terre, on ne va le voir que pour l’enivrer de louanges, ses décisions sont des oracles, tout ce qui l’entoure est à ses pieds ; il n’entend parler que de l’admiration qu’il inspire, et les exagérations les plus ridicules dans ce genre ne lui paraissent maintenant que des hommages ordinaires. Les rois même n’ont jamais été les objets d’une adulation si outrée, du moins l’étiquette défend de leur prodiguer toutes ces flatteries ; on n’entre point en conversation avec eux, leur présence impose silence, et, grâce au respect, la flatterie, à la cour, est obligée d’avoir de la pudeur, et de ne se montrer que sous des formes délicates. Je ne l’ai jamais vue sans ménagement qu’à Ferney ; elle y est véritablement grotesque, et lorsque, par l’habitude, elle peut plaire sous de semblables traits, elle doit nécessairement gâter le goût, le ton et les manières de celui qu’elle séduit. Voilà pourquoi l’amour-propre de M. de Voltaire est si singulièrement irritable, et pourquoi les critiques lui causent ce chagrin puéril qu’il ne peut dissimuler. Il vient d’en éprouver un très-sensible. L’empereur a passé tout près de Ferney ; M. de Voltaire, qui s’attendait à recevoir la visite de l’illustre voyageur, avait préparé des fêtes et même fait des vers et des couplets, et malheureusement tout le monde le savait. L’empereur a passé sans s’arrêter et sans faire dire un seul mot[1]. Comme il approchait de Ferney, quelqu’un lui demanda s’il verrait M. de Voltaire ; l’empereur répondit sèchement : Non, je le connais assez ; mot piquant et même profond, qui prouve que ce prince lit en homme d’esprit et en monarque éclairé.

  1. En juillet 1777. Joseph II venait de visiter Louis XVI et la France, sous le nom de comte de Falkenstein.