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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

que M. de Voltaire viendrait bientôt. Mme  de Saint-Julien qui est fort aimable, et que je ne connaissais pas du tout, est établie pour tout l’été à Ferney ; elle appelle M. de Voltaire mon philosophe, et il l’appelle mon papillon. Elle portait une médaille d’or à son côté ; j’ai cru que c’était un ordre, mais c’est un prix d’arquebuse donné par M. de Voltaire, et qu’elle a gagné ces jours-ci ; une telle adresse est un exploit pour une femme. Elle m’a proposé de faire un tour de promenade, ce que j’ai accepté avec empressement : car je me sentais si refroidie, si embarrassée, je craignais tellement l’apparition du maître de la maison que j’étais charmée de m’échapper un moment, afin de retarder un peu cette terrible entrevue. Mme  de Saint-Julien m’a conduite sur une terrasse de laquelle on pourrait découvrir la magnifique vue du lac et des montagnes, si l’on n’avait pas eu le mauvais goût d’établir sur cette belle terrasse un long berceau de treillage tout couvert d’une verdure épaisse qui cache tout. On n’entrevoyait cette admirable perspective que par des petites lucarnes où je ne pouvais passer la tête ; d’ailleurs, le berceau est si bas que mes plumes s’y accrochaient partout. Je me courbais extrêmement, et, comme pour me rapetisser encore, je ployais beaucoup les genoux, je marchais à toute minute sur ma robe, je chancelais, je trébuchais, je cassais mes plumes, je déchirais mes jupons, et dans l’attitude la plus gênante, je n’étais guère en état de jouir de la conversation de Mme  de Saint-Julien, qui, petite, en habit négligé du matin, se promenait fort à son aise, et causait très-agréablement. Je lui demandai en riant si M. de Voltaire n’avait pas trouvé mauvais que j’eusse vulgairement daté ma lettre du mois d’août ? Elle me répondit que non ; mais elle ajouta qu’il avait remarqué que je n’écrivais pas avec son orthographe.

Enfin, on vint nous dire que M. de Voltaire entrait dans le salon ; j’étais si harassée, et en si mauvaise disposition que j’aurais donné tout au monde pour pouvoir me trouver transportée dans mon auberge à Genève… Mme  de Saint-Julien, me jugeant d’après ses impressions, m’entraîne avec vivacité ; nous regagnons la maison, et j’eus le chagrin, en passant dans une des pièces du château, de me voir dans une glace ; j’étais ébouriffée et toute décoiffée, et j’avais une mine véritablement piteuse et tout à fait décomposée. Je m’arrêtai un instant pour me rajuster, ensuite je suivis courageusement Mme  de Saint-Julien. Nous entrons dans le salon, et me voilà en présence de M. de Voltaire… Mme  de Saint-Julien m’invita à l’embrasser, en me disant avec grâce : Il le trouvera très-bon. Je m’avançai gravement, avec l’expression du respect que l’on doit aux grands talents et à la vieillesse ; M. de Voltaire me prit la main et me la baisa ; je ne sais pourquoi cette action si commune m’a touchée, comme si cette espèce d’hommage n’était pas aussi vulgaire que banal ; mais, enfin, je fus flattée que M. de Voltaire m’eût baisé la main, et je l’embrassai de très-bon cœur, intérieurement, car je conservai toute la tranquillité de mon maintien. Je lui présentai M. Ott, qui fut si transporté de s’entendre nommer à M. de Voltaire que je crus qu’il allait faire une scène ; il s’empressa de tirer de sa poche des miniatures qu’il avait faites à Rome ; malheureusement, l’un de ces tableaux représentait une Vierge avec l’Enfant Jésus, ce qui fit dire à