Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome1.djvu/471

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
397
DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

sionné d’un homme de lettres, on annonce qu’on se croit en état de juger souverainement tous ses ouvrages, on s’engage à lui en parler, à disserter, à détailler ses opinions ; combien toutes ces choses sont déplacées dans la jeunesse, et surtout dans une femme !… Je menais avec moi un peintre allemand qui revient d’Italie, M. Ott[1] : il a beaucoup de talent et très-peu de littérature, il sait à peine le français, et il n’a jamais lu une ligne de M. de Voltaire ; mais sur sa réputation, il n’en a pas moins pour lui tout l’enthousiasme désirable. Il était hors de lui en approchant de Ferney ; j’admirais et j’enviais ses transports, j’aurais voulu pouvoir en prendre quelque chose. On nous a fait passer devant une église sur le portail de laquelle ces mots sont écrits : Voltaire a élevé ce temple à Dieu. Cette inscription m’a fait frémir, elle ne peut paraître que l’extravagante ironie de l’impiété ou l’inconséquence la plus étrange. Enfin, nous arrivons dans la cour du château, nous descendons de voiture, M. Ott était ivre de joie, nous entrons ; nous voilà dans une antichambre assez obscure, M. Ott aperçoit sur-le-champ un tableau, et s’écrie : C’est un Corrége ! Nous approchons ; on le voyait mal, mais c’était en effet un beau tableau, original du Corrége, et M. Ott fut un peu scandalisé qu’on l’eût relégué là. Nous passons dans le salon, il était vide. Je vis dans le château cette espèce de rumeur désagréable que produit une visite inopinée qui survient mal à propos ; les domestiques avaient un air effaré, on entendait le bruit redoublé des sonnettes qui les appelaient, on allait et venait précipitamment, on ouvrait et fermait brusquement les portes ; je regardai à la pendule du salon, et je connus, avec douleur, que j’étais arrivée trois quarts d’heure trop tôt, ce qui ne contribua pas à me donner de l’aisance et de la confiance. M. Ott vit à l’autre extrémité du salon un grand tableau à l’huile, dont les figures sont en demi-nature ; un cadre superbe, et l’honneur d’être placé dans le salon, annonçaient quelque chose de beau. Nous y courons, et à notre grande surprise nous découvrons une véritable enseigne à bière, une peinture ridicule représentant M. de Voltaire dans une gloire, tout entouré de rayons comme un saint, ayant à ses genoux les Calas, et foulant aux pieds ses ennemis, Fréron, Pompignan, etc., qui expriment leur humiliation en ouvrant des bouches énormes et en faisant des grimaces effroyables. M. Ott fut indigné du dessin et du coloris, et moi, de la composition. « Comment peut-on placer cela dans son salon ? disais-je. — Oui, reprenait M. Ott, et quand on laisse un tableau du Corrége dans une vilaine antichambre… » Ce tableau est entièrement de l’invention d’un mauvais peintre genevois qui en a fait présent à M. de Voltaire ; mais il me paraît inconcevable que ce dernier ait le mauvais goût d’exposer pompeusement à tous les yeux une telle platitude.

Enfin, la porte du salon s’ouvrit, et nous vîmes paraître Mme Denis, la nièce de M. de Voltaire, et Mme de Saint-Julien. Ces dames m’annoncèrent

  1. Probablement Joseph-Mathias Ott, de l’Académie de Munich, et professeur de dessin au gymnase de cette ville. Il mourut en 1791, âgé de quarante-neuf ans, d’après le Neues allgemeines Kimstler-Lexicon de Nagler.