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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

De Genève.

Quand j’ai reçu la réponse aimable de M. de Voltaire, il m’a pris tout à coup une espèce de frayeur, qui m’a fait faire des réflexions inquiétantes. Je me suis rappelé tout ce qu’on m’a conté des personnes qui vont pour la première fois à Ferney. Il est d’usage (surtout pour les jeunes femmes) de s’émouvoir, de pâlir, de s’attendrir, et même en général de se trouver mal en apercevant M. de Voltaire[1] ; on se précipite dans ses bras, on balbutie, on pleure, on est dans un trouble qui ressemble à l’amour le plus passionné. Voilà l’étiquette de la présentation à Ferney. M. de Voltaire y est tellement accoutumé que le calme et la seule politesse la plus obligeante ne peuvent lui paraître que de l’impertinence ou de la stupidité. Cependant, je suis naturellement timide et d’une froideur glaciale avec les gens que je ne connais pas ; je n’ai jamais eu le courage de donner une louange en face à ceux avec lesquels je ne suis pas intimement liée ; il me semble qu’alors tout éloge est suspect de flatterie, qu’il ne saurait être de bon goût, et qu’il doit déplaire ou blesser. Je me promis pourtant, non pas de faire une scène pathétique, mais de me conduire de manière à ne pas causer un grand étonnement, c’est-à-dire que j’ai pris la résolution, pour n’être pas ridicule, de sortir de ma simplicité habituelle, et d’être moins réservée et surtout moins silencieuse.

Je suis partie de Genève d’assez bonne heure, suivant mon calcul, pour arriver à Ferney avant l’heure du dîner de M. de Voltaire ; mais m’étant réglée sur ma montre, qui avançait beaucoup, je n’ai connu mon erreur qu’à Ferney. Il n’y a guère de gaucherie plus désagréable que celle d’arriver trop tôt pour dîner, chez les gens qui s’occupent et qui savent employer leur matinée ; je suis sûre que j’ai coûté une ou deux pages à M. de Voltaire : ce qui me console, c’est qu’il ne fait plus de tragédies, je ne l’aurai empêché que d’écrire quelques impiétés, quelques lignes licencieuses de plus… Cherchant de bonne foi tous les moyens de plaire à l’homme célèbre qui voulait bien me recevoir, j’avais mis beaucoup de soin à me parer ; je n’ai jamais eu tant de plumes et tant de fleurs. J’avais un fâcheux pressentiment que mes prétentions en ce genre seraient les seules qui dussent avoir quelques succès. Durant la route, je tâchai de me ranimer en faveur du fameux vieillard que j’allais voir ; je répétais des vers de la Henriade et de ses tragédies, mais je sentais que, même en supposant qu’il n’eût jamais profané son talent par tant d’indignes productions, et qu’il n’eût fait que les belles choses qui doivent l’immortaliser, je n’aurais en sa présence qu’une admiration silencieuse. Il serait permis, il serait simple de montrer de l’enthousiasme pour un héros, pour le libérateur de la patrie, parce que, sans instruction et sans esprit, on peut apprécier de telles actions, et que la reconnaissance semble autoriser l’expression du sentiment qu’elles inspirent ; mais lorsqu’on se déclare le partisan pas-

  1. On a vu là une allusion à Mme Suard.