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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

moment, fort occupé de corriger les fautes de sa nouvelle édition ; elle contient des choses sur le parlement, qu’il veut absolument adoucir ; je vois qu’il le craint, et cela m’afflige : car quoi de plus affreux que de vivre, à son âge, dans les alarmes et la terreur ? Il m’a dit que M. Seguier[1] était venu le voir en passant à Ferney, il y a peu de temps ; « et là, madame, à la place que vous occupez (j’étais assise auprès de son lit), ce Seguier m’a menacé de me dénoncer à son corps, qui me ferait brûler, s’il me tenait. — Monsieur, ils n’oseraient. — Et qui les en empêcherait ? — Votre génie, votre âge, le bien que vous avez fait à l’humanité, le cri de l’Europe entière ; croyez que tout ce qui existe d’honnête, tout ce que vous avez rendu humain et tolérant se soulèverait en votre faveur. — Eh ! madame, on viendrait me voir brûler, et on dirait peut-être le soir : C’est pourtant bien dommage. — Non, jamais je ne le souffrirais, lui dis-je, épouvantée de cette seule idée ; j’irais poignarder le bourreau, s’il pouvait s’en trouver un capable d’exécuter cet exécrable arrêt. » Il m’a baisé la main et m’a dit : « Vous êtes une aimable enfant ; oui, je compte sur vous. — Oh ! vous n’aurez pas besoin de mon secours. De grâce, éloignez, monsieur, une idée si funeste et qui n’a, je vous proteste, nul fondement. »

Le lendemain, mon premier besoin, en me levant, a été de le voir. Hélas ! c’était pour la dernière fois que j’entrais dans ce cabinet, que je le voyais, que je recevais les témoignages de sa bonté ! J’étais bien attristée. Je m’étais habillée de bonne heure, parce que nous allions dîner dans le voisinage. J’ai su trop tard qu’il aimait à voir les femmes parées, car j’avoue que j’aurais employé, auprès de lui, ce moyen de lui plaire. Dès que j’ai paru : « Quelle est, s’est-il écrié, cette dame si belle, si brillante, qui entre là ? — C’est moi, monsieur ; » et j’ai couru lui baiser les mains. « Mon Dieu, que vous êtes aimable ! J’ai écrit à M. Suard que j’étais amoureux de vous. — Oh ! monsieur, de toutes vos bontés, c’est celle dont je suis le plus flattée, car c’est celle qui le touchera davantage ! — Vous avez couché au-dessus de mon cabinet. — Oui, monsieur ; cette idée me rendait aussi fière qu’heureuse, et me laissera de bien aimables souvenirs. »

Comme il y avait beaucoup de monde dans son cabinet, il en fut bientôt fatigué, et je le vis se renverser sur son oreiller, les yeux fermés et soufflant. Je dis sur-le-champ qu’il fallait le laisser au repos dont il avait besoin. Ces mots parurent lui rendre la vie. Il me jeta un regard rempli d’une tendresse reconnaissante ; je l’ai pressé bien tendrement contre mon sein. « Vous m’avez trouvé mourant, me dit-il ; mais mon cœur vivra toujours pour vous. » Mes larmes ont coulé en abondance en quittant sa maison, où je ne le verrai jamais, quoiqu’il m’ait bien pressée de revenir cet automne avec vous, mon cher Condorcet et M. d’Alembert[2].

  1. Antoine-Louis Séguier (1726-1792), avocat général au parlement de Paris, qui venait de se signaler, en 1770, par son réquisitoire contre l’Encyclopédie. Il visita Ferney en septembre 1770.
  2. La huitième et dernière lettre de Mme  Suard, et la réponse que lui fit Voltaire, sont dans la Correspondance, nos 9415 et 9416.