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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

lui reprochai avec douceur de ce pas goûter une destinée unique et qui remplissait l’Europe entière. « Je conviens, monsieur, lui dis-je, qu’avec une manière de sentir aussi vive, vous, avez dû éprouver de grands chagrins ; mais convenez aussi que vous avez eu de grandes jouissances. — Ah ! guère, madame, guère !

— Nul de nous n’a vécu sans connaître les larmes[1],


ajoutai-je. — Hélas ! me dit-il, cela est bien vrai. » Mais comme je voulais toujours le ramener sur des idées douces et agréables : « Votre passion dominante, monsieur, a été satisfaite ; peu d’hommes, vous le savez, ont pu se vanter de cet avantage. Vous avez aimé la gloire ; je pourrais vous dire, comme le Père Canaye au maréchal d’Hocquincourt, elle vous a aimé beaucoup aussi, elle vous a comblé d’honneurs. — Eh ! madame, je ne savais ce que je voulais ; c’était mon joujou, ma poupée. — Nous sommes bienheureux, lui dis-je, que votre poupée n’ait pas seulement servi à vos plaisirs, comme il en est de la plupart des hommes, mais qu’elle ait fait les délices de tous ceux qui savent penser et sentir. »


Le lendemain matin.

J’avais une si grande peur de ne pas voir M. de Voltaire après son déjeuner que je me suis levée à six heures ; tout le monde dormait encore ; je suis entrée dans le salon dans lequel donne son cabinet ; tout était dans le silence ; je me suis jetée sur une chaise longue, où je me suis endormie jusqu’à huit heures, que M. de Voltaire a envoyé savoir de mes nouvelles. Je lui ai fait demander la permission de le voir un moment, et il me l’a sur-le-champ accordée. Vous serez jaloux si vous voulez, mais il est certain que j’ai pour lui une véritable passion. Mon premier besoin, dès que je l’approche, c’est de lui parler du bonheur qu’il me donne en me permettant de le voir dans toute sa bonté et son amabilité naturelle. Il m’a fait mille caresses de sa jolie main pendant que je la baisais, et m’a dit les choses les plus aimables : « Conservez-moi vos bontés ; » et puis, « mais vous m’oublierez dès que vous serez à Paris ! — Oh ! monsieur, vous ne le croyez pas ; je serais bien malheureuse si vous le croyiez. Vous savez qu’occupée de vous avant que d’avoir le bonheur de vous voir, votre présence et vos bontés me rendront ce souvenir mille fois plus cher encore. » Il m’a ensuite parlé de vous, et du désir de vous voir avec tous ses amis. Il était fort bien ce matin ; le sommeil l’avait parfaitement rétabli ; il souffrait moins, disait-il ; ses yeux étaient pleins de feu et même de gaieté. Il était occupé à revoir des épreuves d’une nouvelle édition de ses ouvrages[2] ; il aurait voulu qu’on n’y mît point ce qu’il appelle ses fatras. « On ne va point, dit-il, à la postérité avec un si gros bagage. « Puis il me dit avec gaieté : « Hier j’étais philosophe, aujourd’hui je suis Polichinelle. » Je vous fais grâce de mes com-

  1. Poëme sur la Loi naturelle.
  2. L’édition dite encadrée. Genève, 1775, 40 vol. in-8°.