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DOCUMENTS BIOGRAPHIQUES.

Ses bois, qu’il a plantés et qu’il aime beaucoup, sont très-vastes ; il a fait partout des percées fort agréables ; ils nous ont conduits à sa ferme, qui est grande, belle et tenue avec une grande propreté. Je le voyais, avec plaisir, parcourir tout son domaine, droit, ferme sur ses jambes, et presque leste ; il jetait partout des regards perçants, et en parcourant sa grange, qui est très-longue, il montra, avec un bâton qu’il tenait à la main, une réparation à faire au sommet. Sa basse-cour présente le même air de propreté ; il y a beaucoup de belles vaches, et il a voulu que je busse de leur lait ; il a été me le chercher lui-même et me l’a présenté avec toutes ses grâces. Vous sentez combien j’étais touchée de tant de bontés et de quel ton je l’en remerciai. Cette petite course était une véritable débauche pour lui, qui ne sort presque plus de Ferney ; aussi dit-il bientôt qu’il ne se trouvait pas bien, qu’il désirait s’en retourner ; je trouvais ce besoin bien naturel. Son cabinet est ce qu’il aime le mieux ; c’est là qu’il vit, parce que c’est là qu’il pense ; c’est là aussi qu’il trouve ce repos dont la vieillesse a souvent besoin ; aussi, loin de le presser de rester un moment de plus, je le priai de remonter promptement dans son carrosse, et lui présentai mon bras, qu’il accepta, pour l’y conduire ; mais comme il allait y monter, il voulut absolument me reconduire jusqu’au mien, que nous avions fait suivre. « Pourquoi, me dit-il, ne couchez-vous pas à Ferney ? Quand viendrez-vous me voir ? — J’aurai ce bonheur dimanche prochain. — Eh bien ! je vais donc vivre dans cette espérance. » Il m’a embrassée. Je vois avec peine que les personnes qui l’entourent, et sa nièce même, n’ont point d’indulgence pour les choses qui tiennent à son âge et à sa faiblesse. On le regarde souvent comme un enfant capricieux ; comme si, à quatre-vingts ans, il n’était pas permis, quand on s’est donné trois heures à la société, de sentir le besoin du repos ; n’est-ce pas même un besoin réel ? On ne veut presque jamais croire qu’il souffre ; il semble qu’on veuille se dispenser de le plaindre. Cet air d’insouciance, qui m’a plus frappée encore aujourd’hui, m’a indignée et touchée jusqu’au fond du cœur.


Genève.

Mais parlons donc du grand homme ; je ne sais comment j’ai eu le courage de vous parler d’autres plaisirs que de ceux dont je lui suis redevable ; j’ai regardé comme perdus les jours que j’ai passés sans le voir, et je ne l’ai jamais vu qu’avec transport. J’ai été hier souper et coucher à Ferney. Il avait été malade presque tout le jour ; il avait pris médecine ; il vint cependant dans le salon quand on lui dit que j’étais arrivée. Je le trouvai abattu, mais il reçut, avec la sensibilité la plus aimable, toutes les preuves de mon tendre intérêt. Sa conversation se ressentit de son état physique ; elle était mélancolique. Il parla des maux de sa vie ; mais il en parla sans amertume, quoique avec tristesse. Je me rappelai les chagrins que lui avait donnés sa patrie ingrate, dans le temps qu’il l’honorait par tant de chefs d’œuvre ; l’acharnement avec lequel on lui avait opposé Crébillon, qu’on ne pouvait lui comparer avec justice, et qu’on affectait cependant d’élever au-dessus de lui ; je pensai qu’il pouvait se rappeler notre ingratitude, et je